7. L’AMOUR DE JÉSUS
Ça me fait ni chaud ni froid. L’amour de Jésus. Ni chaud ni froid.
J’aime bien les couleurs, oui.
J’aime bien les femmes qui balaient. Une des filles doit avoir dans les quatorze. Un masque contre la poussière cache une grande partie de son visage. Un masque blanc, tout comme ses gants et ses chaussures. T-shirt rose bonbon qui laisse dépasser des bouts de son soutien-gorge noir et épouse avec tendresse et obstination le bourrelet de son ventre. De ses baskets blanches s’échappe de deux centimètres le haut de ses chaussettes noires, assorties au soutien-gorge. Short moulant rouge, de la même couleur que l’élastique qui retient ses cheveux en queue de cheval. Du bout de son balai, elle chasse le sable des grosses fleurs de couleur en relief qui ornent les piliers. J’ai vu les mêmes fleurs en pâte à sel chez une voisine un jour que j’étais en manque de café, quelques années avant que je rencontre mon mari, un mec m’attendait chez moi, on l’avait déjà fait et on allait le refaire dès qu’il aurait bu son café, j’ai rien sous mon peignoir — si ce n’est quelques coulées de sperme entre les cuisses — tandis que la voisine me montre les œuvres de son petit dernier, les mêmes fleurs. Si ça se trouve c’est lui, le petit dernier, qui a fait tout ça, ici, dans ce bout de désert.
Dieu est amour.
C’est écrit partout. C’est sans doute pour lui, Dieu, qu’elles balaient. Elles repoussent le sable. Mais c’est un désert. Il y en a partout. Elles balaient. Sans leurs coups de balai quotidiens, les piliers fleuris disparaîtraient sous le sable. Elles balaient le sol également, dégageant le sable volatile du sable compact, le repoussant au-dehors pour l’envoyer rejoindre les milliards de tonnes de sable qui constituent les dunes contre lesquelles s’appuie cette construction, au milieu du désert du Colorado, qui n’est pas du tout dans le Colorado, m’explique Frank, mais en Californie.
Il a dû croire que ça me ferait du bien, une bouffée de Bon Dieu. On se connaît à peine, Frank et moi. On a pris sa voiture, avant je marchais jusqu’ici, il me dit, maintenant ça me fait trop mal. Il veut dire que son bazar lui fait trop mal. Il y croit pas trop non plus, à un amour qui tomberait du ciel. Il croit à l’amour horizontal, pas forcément celui qui se pratique au lit, mais celui qui passe d’un humain à un autre, à hauteur d’homme et de femme.
C’est le truc mondialement connu de Slab City. Le type qui a construit cette Montagne du Salut — le petit dernier de mon ancienne voisine ? — est-ce qu’il croyait vraiment à tout ça ? Que Dieu sauve, que Jésus est amour, qu’il viendra sur le corps et dans le cœur du pêcheur ? Y faire quoi ?
Est-ce que j’envie ces gens qui croient que Dieu il se goure jamais ? N’échoue jamais ? Ne nous laissera jamais tomber ? Je faisais quoi, moi alors, à poil dans des chiottes en plastique ?
Moi, ce qui est venu dans mon corps, dans ma chair, c’est pas l’amour, c’est la haine. J’ai la haine. Une haine qui retombera jamais. Qui me laissera jamais tomber. Je crois en cette haine.
Toutes ces couleurs, ça a un côté gâteau d’anniversaire fait avec de gros ballots de paille, ce que je préfère c’est le voir depuis l’autre côté, l’envers du décor, les troncs d’arbres qui servent de piliers, emprisonnés sous des couches d’adobe, recouverts d’énormes fleurs multicolores. Les troncs, les branches, l’ossature dépassent comme les racines d’une dent posée tête en bas. Sans ces femmes, cette fille, qui balaient, sans les bénévoles qui refont régulièrement la peinture, qui apportent l’argile qui servira à refaire de l’adobe et qui colmatent à la main ce que le temps détruit, sans eux Jésus ne serait plus amour depuis longtemps.