8. L’OURS POLAIRE FRANÇAIS
Pourquoi je me souviens de cette fête ? Non, pas une fête, une espèce de festival peut-être. Burning Man.
On avait prévu d’y aller, avec David, mon mari, passer une semaine dans ce désert au nord de Reno, dans le Nevada. Il était mort, on n'y était jamais allés. J’avais vu des photos, des films, on avait même été invités chez des Français, avec plein de burners, c'est comme ça qu'ils s'appellent entre eux, ceux qui ont fait Burning Man. David connaissait un Anglais sur un fauteuil roulant. L’avantage d’être sur un fauteuil roulant — faut bien qu’il y en ait un — c’est que les chaussures, un ange et un démon, qu’il avait achetées à mon mari, elles lui feraient toute sa vie. Chaque année il va dans ce désert pour construire je sais plus quoi, c'est lui qui nous a invités chez les Français.
J’adore ce pont au nord de Berkeley. Pour les gens d’ici, il a deux noms. Pour ceux qui le traversent vers San Rafael, c’est le San Rafael Bridge, et pour ceux qui le traversent dans l’autre sens, vers Richmond, c’est le Richmond Bridge. Il me fait penser à des montagnes russes. Il parait que des baleines s'égarent parfois. Elles entrent dans la baie, sans doute à la suite de leur nourriture, mais ça bouffe quoi une baleine ? Puis, au lieu de retourner dans l'océan en repassant sous le Golden Gate Bridge, elles remontent la baie de San Francisco en passant sous ce pont que j’aime. Leur instinct les pousse vers le nord, me raconte David alors qu’on roule sur ce pont, sauf que là, ce nord-là, le nord de la baie de San Francisco, c'est un cul-de-sac. Coincées tout en haut, les baleines égarées. Sauf à se prendre pour un saumon et remonter le fleuve Sacramento. Quand ça arrive, qu’une baleine se trompe de chemin, les pécheurs s’appellent et se retrouvent là, pour lui faire peur, l’obliger à redescendre, à rebrousser chemin, sinon elle crèverait là.
Bien sûr, on peut vivre sans connaître tout ça, tous ces détails, savoir que les pêcheurs aident les baleines égarées, on peut vivre sans savoir la pointure des bottes de Clint Eastwood, mais chaque fois qu'on vous apprend un nouveau truc, c'est comme des portes qui s'ouvrent. Des portes qui s'ouvrent sur quoi ? Je sais pas, des portes, de petites portes, et derrière il y a ça, des pêcheurs, des bottes. Ça vous rend pas plus intelligent, la plupart du temps même la porte se referme aussitôt et vous avez tout oublié avec son claquement. Mais tout de même, vous avez pu jeter un œil de l'autre côté. Ce qui serait triste, ennuyeux à mourir, c'est plus de portes du tout.
Ce soir-là, avec mon mari, la porte elle s'ouvrait sur Burning Man.
On traverse le pont que j’aime, vers San Rafael où vivent les Français.
Il y a du vent. Il y a toujours du vent ici, me dit le Français avec son accent français. Il retourne un gros jambon entaillé sur le grill, les brûleurs de gaz font un peu de chaleur, je m'y colle, j’avais pas prévu le vent.
Lui, il n'a pas froid. Il est comme un gros ours polaire qui aurait troqué sa fourrure trop blanche contre une chemisette hawaïenne qui lui tiendrait aussi chaud. Son ventre m'avait tendrement accueillie lorsqu'il m'avait prise entre ses bras, bienvenue m'avait souhaité sa bouche, et plus encore son sourire.
— Alors vous n'êtes jamais allée à Burning Man ?
Un petit copeau de viande s'est détaché du jambon, bien grillé, il le pique du bout de sa longue fourchette à barbecue et sans un mot, mais avec son sourire, me le tend.
Je crois que ça n'aurait servi à rien dans sa vie que je baise avec lui. Il y a des mecs comme ça, ils n'ont pas besoin de toi, de moi quoi, il y a autre chose qui les remplit, je sais pas, une femme, française aussi, un fils, des projets, Burning Man, une vie, tout ça semble leur convenir, leur suffire, même si ce soir, après avoir trop bu, le Français envisage de partir vivre à Cuba. Trop boire, on pourrait croire que c'est un signe, mais de quoi ? Un besoin de remplir un vide, des vides ? Peut-être.
Mais peut-être qu’il en faut des vides, dans une vie.
C’est comme ces canaux qu’on creuse et qui servent à rien jusqu’à ce qu’il tombe trop de pluie. Alors, ils se remplissent, oui, ces jours de trop fortes pluies, ils se remplissent pour éviter les inondations et les dégâts. De quelles inondations il voulait se protéger, le Français ?
J’ai croqué dans le bout de jambon, c'était craquant, le Français n'attendait peut-être rien d'autre de moi que cette satisfaction d'avoir su me procurer un instant de bonheur. Précieux.
Et puis l'idée de me glisser dans une chambre, ou le garage, pour me faire remplir par un de ces mecs, j’en ai pas le goût ce soir. Va savoir pourquoi ? Rien à voir avec le pont, le jardin derrière leur maison, le vent dans les branches des deux palmiers qui les fait gémir comme les pales d'un petit d'hélicoptère — c'est pas des branches, m'aurait repris mon mari, c'est des feuilles, un palmier n'a pas de branche. Ah bon ? — ni le champagne ou le jambon grillé. La soirée n'a pas besoin de baise, je suis bien avec la main de mon mari dans la mienne, on s'imagine dans le désert où on n'ira jamais, parce qu'il est mort avant, mais on s'en doute pas à cet instant, sous les feuilles de palmiers. Ça rit beaucoup, ça parle beaucoup, et beaucoup de Burning Man. En fait, ils en sont tous ou presque revenus depuis peu, c'est encore tout frais en eux, dans leurs yeux, leurs cheveux, leur parfum, leurs mots, ça donne envie même si pour des non-initiés, des non-burners comme nous, ça reste impalpable, sans saveur, c'est juste des mots dans la bouche d'autres. Nous, on se tient à côté de leurs souvenirs, dans ce petit monde parallèle où vivent ceux qui n'y étaient pas.
Il y avait ces choux, c'est un dessert, c'est creux, rien à l'intérieur. Dans un grand saladier, de la crème chantilly. Des doigts on ouvre le chou, sans manière, et on le fourre de chantilly, et on balance tout ça dans la bouche, ça remplit la bouche. On peut vivre sans avoir mangé de choux remplis de crème chantilly, même sans avoir passé une soirée chez ces Français, mais la vie est bien meilleure avec que sans.
Quelques enfants se sont jetés dans la petite piscine, malgré le vent et le froid. Les adultes, parents ou non, s'agglutinent autour d'un feu de bois et les assiettes en carton qu'on roule et qu'on y glisse ont la bonne idée d’aussitôt se transformer en grandes flammes. Une Française, celle qui vit dans cette maison avec son mari à la chemise hawaïenne qui veut partir vivre à Cuba quand il est ivre, m'a prêté un gros pull. Je me dis qu'on n'a pas assez d'amis. Des amis comme ça, je veux dire. Peut-être que si on avait des enfants, ils se jetteraient aussi dans les piscines, on serait invités plus souvent à des barbecues.
On en organise aussi dans notre immeuble, des barbecues. Ils sont propres. Trop sans doute. Comme nos voisins. On a des voisins charmants, faudra que je demande combien sont allés à Burning Man, combien rêvent d'aller vivre à Cuba, qui sait, j’aurais peut-être des surprises.
La Française a pris mes mains dans les siennes pour me les réchauffer, c'était fin septembre ou début octobre, il aurait dû faire chaud, c'est à cause du vent elle me dit, il y a souvent du vent chez nous.
Je me serais bien endormie entre ces mains.
Elle n'avait presque pas d'accent, elle souriait souvent aussi, en remontant ses coins de lèvres comme l'estuaire d'un fleuve, mais elle buvait moins que son mari, et elle n'avait pas du tout l'intention d'aller vivre à Cuba. Elle était bien, là, dans sa petite maison, même avec les soucis du crédit et la palissade de planches qu’il faut refaire.
Quand on parle comme ça, je me rends compte que j’ai pas grand-chose à dire sur moi, à part les baises avec des mecs que je connaissais pas avant, pour la grande majorité, mais qui ça intéresse ? C'est comme au cinéma, je trouve toujours que c'est les scènes les plus ratées, les scènes de baise, j’ai l'impression que ça peut pas se partager, qu'on peut jamais s'approcher de ce que vivraient vraiment les gens qui feraient ça, je veux dire les personnages. Le plaisir, ça se partage pas en fait. Un orgasme, c'est perso, comment tu veux expliquer ça ? Comment t’expliques la différence entre le chant du merle et du rossignol à un sourd ? Même si tu pratiques la langue des signes ? Moi, je saurais pas. C'est pareil pour une scène de baise, t'as beau choisir le meilleur casting possible, fabriquer le plus beau couple qui soit, mettre de belles lumières, il y a rien qui dépasse de l'écran, même pas de quelques millimètres, ça reste plat et tu vois juste un mec et une nana qui font semblant, ou deux mecs, ou deux nanas qui font semblant, et dans les pornos où ils font pas semblant, où ça baise pour de bon, c’est pire encore, c'est juste deux blocs de chair qui se percutent, s’entrechoquent, avec un bruit de viande morte.
Alors j’ai pas grand-chose à dire sur moi. Je me sens creuse, pareille à ce dessert qui attend qu'on le fourre de chantilly pour être dégustée, je me sens vide, moi aussi, un canal inutile, et très vite je parle plutôt de mon mari, des chaussures qu'il fabrique. La Française, j’ai l'impression qu'elle pourrait ne jamais s'arrêter de raconter ce qu'elle fait, ça coulerait sans cesse de l'estuaire de ses lèvres. C'est pas du genre à se la péter, elle raconte parce qu'on lui demande, sans trop entrer dans les détails, elle a travaillé sur des films, elle a travaillé avec des musiciens, des vraies stars de la musique, elle lâche des noms que je connais pas, elle a même fait venir Robert Trujillo dans la classe de son fils.
— Metallica, vous connaissez peut-être ?
Non, pas vraiment.
Et quand ils sont dans le désert à construire je sais toujours pas quoi, elle s'occupe de plus de cent personnes, elle construit rien, elle, mais les nanas et les mecs qui construisent, faut qu'ils mangent et qu'ils boivent, et c'est de ça qu'elle s'occupe, en plein milieu du désert, en plein été. Pendant des semaines. De les nourrir comme la mère louve ses louveteaux. Chapeau.