Le souvenir qui suit le champagne glacé — juste comme j’aime — c’est ce mec que je connais pas, Frank Cinatra mais ça s’écrit pas pareil, qui dit m’avoir trouvée nue dans des chiottes en plastoc de Burning Man.
Je fais le calcul.
Le mercredi on est arrivés chez lui, il squatte un bout de terre dans le sud de la Californie. Sur les palettes en bois qui lui servent de palissade, il a écrit en grosses lettres « occupé », pour les jours où il s’absente, sinon un autre squatter viendrait faire son nid dans sa place. Avec le type de Houston, on était arrivés à Burning Man dans la nuit du dimanche à lundi. Et deux jours plus tard je serais arrivée dans le sud de la Californie ?
— Non, non, il précise Frank. Pas deux jours plus tard, mais neuf jours plus tard.
— Quoi neuf jours ?
De quoi il parle ? Neuf jours de quoi ?
— Burning Man ça dure toute une semaine, il
m’explique. Tu m’as dit que tu y es arrivée le premier jour, le lundi matin très tôt, je t’ai trouvée le lendemain du dernier jour, le lundi suivant quoi. On a roulé toute la nuit de lundi et le mardi aussi. On est arrivés ici le mercredi.
— Mais non ! je lâche.
Bien sûr, il se trompe pas, il sait mieux que moi, je suis nulle en calcul. Mais je refuse de le croire. C’est tout. J’aurais fait quoi entre le champagne et le chiotte bleu dans lequel il m’a trouvée à poil ? Du lundi matin au lundi matin suivant ? Les deux derniers jours, d’après ce qu’il me raconte, je sais ce que j’ai fait, je dormais, mes les sept autres ? Sept jours à faire quoi ?
Il répond rien. C’est des questions que je pose à personne en particulier. Qu’est-ce qui s’est passé pendant cette semaine ?
Frank continue de rien dire. Il me laisse trouver mes réponses.
Je n’en trouve pas d’autres que les extraterrestres qui auraient fait des expériences sur moi, avec moi, ça expliquerait les jours d’absence, ça expliquerait les hématomes, les marques, si ça se trouve le type de Houston a été enlevé lui aussi, en même temps que moi, pour les mêmes expériences.
Et ils m’auraient libérée dans des chiottes ? J’ai le sentiment que ces chiottes, ça cloche dans le paysage. Je veux dire, je suis un extraterrestre, j’enlève une nana, ou un mec, je fais mes trucs, pourquoi je m’emmerde à aller l’enfermer à clé dans des chiottes au milieu de Burning Man ? Si je veux qu’on la retrouve, eh bien je l’enferme pas à clé, c’est logique. Si on enferme quelqu’un à clé, c’est qu’on veut pas qu’il sorte ou qu’on veut pas qu’on le retrouve trop facilement. Pour laisser au ravisseur le temps de... De quoi ? De monter dans sa soucoupe et de disparaître ?
Mais ça, je me dis, c’est de la logique d’humain. Va savoir quelle est leur logique, aux extraterrestres ? Les chiottes en plastoc, ça doit faire sens pour eux. Pourquoi sinon ils se seraient emmerdés à m’y enfermer à clé dedans ?
J’explique ça à mon hôte, autour du feu. Les coups de canon ont repris de l’autre côté du grillage et du canal, pour donner du poids à ce que je dis ?
— S’ils m’ont enfermée dans ces chiottes, c’est que ça doit avoir un sens, c’est de la logique d’extraterrestres, mais c’est de la logique quand même, non ?
Boum.
— Sans doute.
— Est-ce que tu m’aurais trouvée ! je m’exclame, persuadée que je tiens la réponse, celle qui fait sens avec tout, qui recolle tous les morceaux de la soupière éclatée contre un sol en carrelage.
Boum.
— Frank ! Est-ce que tu m’aurais trouvée si la porte des chiottes n’avait pas été fermée à clé ?
— Probablement que non.
— Non non ! je m’emporte. Tu m’aurais pas trouvée du tout, quelqu’un d’autre m’aurait trouvée, bien avant, et aurait appelé les secours, la police. Tu comprends ?
Boum. Boum.
— Non.
— Il fallait que tu me trouves ! C’est pas un hasard, il fallait que tu me trouves !
— D’accord. Et pourquoi ?
— C’est leur plan.
— Aux extraterrestres ? il demande Frank, avec la salive chargée de doute.
— Bien sûr aux extraterrestres. Tu vois une autre explication ?
Il hésite quelques secondes, mais je fais comme si ces secondes n’existaient pas, je veux qu’il me croie, qu’il me dise qu’il n’y a pas d’autres explications. Je me rends pas compte du silence, les canons ne tonnent plus pour encourager mes percées hasardeuses dans la logique extraterrestre.
— Ça se tient, il finit par dire.
— Il n’y a pas d’autres explications.
Pour confirmer qu’il n’y a pas d’autres explications possibles, il secoue la tête aussi vigoureusement qu’en sortant d’un bain d’air il chercherait à chasser les bulles de sa barbe et de ses cheveux.