Il revient de Niland où il est allé faire la lessive, quelques courses de bouffe, et prendre rendez-vous pour la vidange de la fosse septique. Il a mal calculé, la poste ferme entre une et deux, il a dû attendre qu'elle rouvre pour avoir accès à sa boîte postale.
Je l’ai accompagné quelques fois. Niland, c'est un carré redécoupé en trente carrés plus petits par des rues et des avenues. Les rues vont d'Est en Ouest, et les avenues du Nord au Sud. Égaré au milieu de ces avenues, un boulevard. Aucune différence entre ce boulevard et les avenues parallèles, comme aucune différence entre ces avenues et les rues, ni plus grandes ni plus petites. Ce damier presque parfait est balafré par une avenue qui coupe la ville en biais, Niland Avenue.
Je lui ai servi son citron chaud.
— Sans sucre ! il m'a crié la première fois, le sucre, c'est le poison.
Il crie encore la même chose chaque fois que je lui sers un citron chaud, sans sucre ! Le sucre, c’est le poison !
Pour moi un café. Il boit son citron chaud en mangeant des baies de goji, parait que c'est bon pour ce qu'il a.
— C'est un antioxydant très puissant, c'est bon pour le foie, c'est bien connu, ça le nettoie, tout comme le citron chaud, et c'est très bon pour les reins aussi. Pour les Chinois, les reins sont les organes les plus importants, c'est les reins qui contrôlent tout. La médecine chinoise traditionnelle, ça fait des millénaires qu'elle existe, qu'elle soigne les gens, c'est pas des rigolos. Et puis, pour mon bazar, c'est bon aussi. Mon bazar et tout le bazar qui va avec, quoi.
Les brocolis aussi, il me dit, c’est bon contre ce que j’ai, quand on en trouve, dans le coin c’est pas facile, les champignons, il coupe tout ça en dés, les épinards, il en fait des soupes en mélangeant tous ces ingrédients avec des petits pois, des haricots noirs, des lentilles... Et si ça me guérit pas, c’est bon.
C’est vrai, c’est bon.
Il ouvre enfin la grande enveloppe qu'il a posée sur la table du camping-car à son retour de Niland.
Il y a en a vingt-quatre. Vingt-quatre photos d’hommes et de femmes.
— Photo de leur permis de conduire, précise Frank. Ce sont les empreintes trouvées dans ta voiture.
Que ça ? j’ai envie de demander, je me retiens.
— Beaucoup d’empreintes n’étaient pas exploitables, recouvertes par d’autres. Tu connais Clint Eastwood ? il me demande en pointant la photo du dessus.
Ça me fait rire de voir ce visage, beaucoup plus jeune que le monsieur que j’ai rencontré il y a quelques mois.
— Mais il est pas monté dans ma voiture, comment il peut y avoir son empreinte ?
— Certaines s’étaient cachées dans l’ouverture de la porte, celle de Clint Eastwood, c’était le rebord intérieur de la fenêtre, il a dû s’appuyer, quelque chose comme ça.
— Pour m’offrir du café, oui.
Je lui raconte. Je revois son sourire alors qu’il se penche pour me demander : donuts ? Il savait que je l’attendais dans ma voiture depuis plusieurs jours, il m’avait apporté un café et des donuts.
Je reconnais le garagiste navajo, c’est le garagiste navajo, je dis à Frank, je pose sa photo à ma droite, sur celle de Clint Eastwood. Je passe rapidement les photos en revue, pour éliminer celles que je reconnais immédiatement. C’est comme ça que ma belle-mère rejoint les photos de l’acteur et du garagiste. Puis j’y rajoute l’ex de mon mari, celle qui a recouvert les sièges de ma voiture de peaux d’autruche, et mon amant du midi, celui avec qui j’étais quand... non, celui qui était en moi... non, celui qui avait un bout de lui en moi, un petit bout — pas que son bout était particulièrement petit, il n’était ni petit ni gros, un bout moyen, mais proportionnellement à son corps, c’était un petit bout, quoi — quand mon mari est mort.
— Un de mes amants, je précise à Frank qui ne demande rien.
La photo de mon mari, je la regarde longtemps. Frank baisse la tête pour m’offrir un peu d’intimité. Il a compris qui je tiens entre mes doigts.
— C’est mon mari, je dis.
Je peux pas me résoudre à poser sa photo avec les autres, c’était mon mari, c’est toujours mon mari, il peut pas être classé dans cette pile, je pose sa photo à part.
Je reconnais deux autres portraits, deux autres amants, des coups de minuit. C’était ma façon de les cataloguer, ceux avec qui je baisais le soir après être allée en boîte, à mes débuts de salope. Il y avait également les coups de midi, comme le type qui me retrouvait dans le parking de mon boulot, à Berkeley, du temps de mon mari. Tous les autres, je les appelais mes quatre-heures.
Il reste seize photos, des hommes et des femmes que je reconnais pas.
— Tu crois qu’il fait partie de celles qui restent ? — Toi seule le sait.
— Je reconnais pas ces femmes, mais on peut les enlever, non ?
— Oui, on aurait pu enlever toutes les femmes, mais l’ami de mon ami a dit, on ne sait jamais. On ne sait jamais quoi ? je lui ai demandé. On ne sait jamais, il m’a répondu, c’est tout. Tu peux les enlever.
Onze photos d’hommes inconnus. Entre la vingtaine et la cinquantaine. Le plus jeune me dit quelque chose, j’ai l’impression de l’avoir déjà vu, mais je le connais pas.
— Peut-être un autre garagiste, avance Frank. Tu te souviens avoir apporté ta voiture pour une vidange ? Un entretien ? Le contrôle de la pollution ?
Je sais pas. Oui, sans doute.
— Celles qu’on a trouvées dedans, je veux dire les empreintes, on peut les éliminer aussi, il n’est pas monté dans ma voiture.
— Tu peux avoir oublié, comme tu as oublié un tas d’autres choses.
Il a raison.
J’ai étalé les onze photos des visages qui ne me disent rien. Est-ce que le type qui m’a fait ça est parmi eux ?
Je suis partie à pied vers le grand réservoir vide, Frank m'a montré comment y descendre. Je m’assieds au centre de cette arène de béton, assez spacieuse pour accueillir la soucoupe volante familiale d’un extraterrestre. Je viens souvent ici, seule. Une artiste de Los Angeles a recouvert l’intérieur du mur circulaire par huit immenses portraits de deux belles femmes. Les quatre portraits de la jeune femme aux cheveux courts font face aux quatre portraits de celle aux cheveux longs. Seul un des portraits de cette dernière regarde droit devant elle. L’autre femme ? Moi ? Je me tiens là sans rien faire, la plupart du temps je ferme les yeux et le soleil me brûle le reste du corps. Ces portraits sont beaux. Pas uniquement parce que les modèles étaient belles. Le poster que j’ai laissé derrière moi, dans la chambre de l’appartement que j’ai vendu, qui me représente nue, de dos, avec des ailes et un glaive, même si la modèle était pas mal — c’est moi, je sais qu’on me trouvait canon — le résultat est loin d’avoir cette force et cette simplicité. La guerrière, l’ange de la vengeance comme avait dit le vieil homme venu poser le poster, n’avait rien d’autre à offrir qu’un joli corps. Ces portraits, ce mural, ils sont pas que jolis à regarder, ils sont pas que bien faits. Ces femmes ne semblent pas vivantes, elles ne le sont pas, ce sont des peintures sorties d’une bombe aérosol, mais elles semblent malgré tout avoir quelque chose, une vie, une âme. Elles ont une histoire, des histoires, des émotions.
Lorsque je me sens vide, comme en ce moment, après avoir regardé les photos que Frank a posées devant moi, je viens m’exposer à leurs regards, même si une seule me regarde, je sens le regard de toutes. Leur présence est comme une transfusion de sang.
Oh ! Ça y est ! Le jeune, ça y est, je me souviens, je roulais vers un mariage, il faisait du stop, il m’avait caressé pendant que je conduisais, pas eu le temps de lui rendre la pareille, salope il m’a dit en claquant la portière. Il avait pas tort. En rentrant, sa photo ira rejoindre la pile de Clint Eastwood.