Piop est vêtu de noir, toujours de noir, il ne supporte pas la moindre couleur sur lui, même le blanc, ça le met en rogne.
— Pas facile dans ce trou du désert de lui trouver des slips noirs, elle raconte Abril. En attendant que je t’en trouve un, j’avais beau lui dire, t’as qu’à rien porter sous ton pantalon en attendant que celui que t’avais en arrivant sèche. Mais cul nu sous son pantalon, ça non plus il supporte pas.
À part ça, rien ne le met jamais en rogne.
D’entre ses omoplates, barrant tout droit les poils noirs qui y poussent en abondance, s’échappe une cicatrice qui remonte le long de sa nuque pour se perdre sous ses cheveux, noirs de corbeau.
Piop regarde l’heure à son poignet, il le lève devant lui comme pour se protéger du soleil. Personne trouve ça étrange, alors moi non plus. Je l’ai vu faire des centaines de fois. Il se lève, marche en crabe huit pas, le bras, toujours le même, le gauche, en l’air, courbé comme un col de cygne. Il glisse des écouteurs dans ses oreilles, mais il n’écoute pas de musique. Les écouteurs sont connectés à rien, ni téléphone ni lecteur mp3. Au bout de ses huit pas, il s’immobilise, le bras en l’air, se balançant légèrement, sans un mot, puis un pas de danse chassé sur le côté annonce son demi-tour, il retire ses écouteurs, revient s’asseoir au même endroit que précédemment, et il répète :
— Samedi, John vient ici... dans l’après-midi, piop, piop... Samedi, John vient ici... dans l’après- midi, piop, piop...
Il remet ses écouteurs, se penche très concentré, comme si la vie de milliers de personnes dépendait des messages qu’il reçoit. Personne, pas même Abril, n’a la moindre idée de ce qui se passe dans la tête de Piop.
L’histoire de l’arrivée de Piop à Slab City est courte à raconter : un matin, Piop était là. Voilà, fin de l’histoire. Il était là, debout près de l’arbre dont les feuilles ont été remplacées par des chaussures, en train de regarder sa montre sur le poignet du bras qu’il tient levé devant lui pour se protéger du soleil même lorsqu’il n’y en a pas. Personne n’a jamais su comment il était arrivé près de cet arbre à chaussures, bien sûr chacun y était allé de son idée, même moi quand on me l’a présenté, oui, pendant quelques jours j’ai eu ma petite idée, je savais comment il était arrivé là, près de l’arbre à chaussures, il suffit de savoir penser en logique extraterrestre, mais j’y crois plus tellement aujourd’hui. Ça fait deux ans qu’il est arrivé à Slab City. Il avait une vingtaine d’années. Peut-être plus, peut-être moins. Il répondait à aucune question, répondait à aucune invitation à venir manger ou dormir, ne semblait pas vouloir s’éloigner de son arbre à chaussures. Les slabbers — c’est comme ça que s’appellent entre eux les gens qui vivent à Slab City — lui ont apporté à manger, il a mangé, à boire, il a bu. Lorsqu’il avait besoin de faire ses besoins, il les faisait là où il était.
Tout le monde dans Slab City connaît les deux chiens d’Abril. Ils se promènent souvent seuls, font le tour du propriétaire, marquant leur domaine d’une rasade d’urine. C’est comme ça que l’arbre à chaussures est régulièrement arrosé. Par le mâle uniquement. L’autre se contente de s’accroupir à proximité. Lorsqu’ils se sont éloignés de l’arbre, Piop les a suivis. Pourquoi ? Personne le sait. C’est comme ça qu’il est arrivé chez Abril. Depuis, il reste avec Abril. Toujours. Où que se trouve Abril, Piop n’est jamais bien loin.
L’ami ancien policier avait lancé un avis de recherche. Rien. Bien sûr, Piop n’avait aucun papier sur lui. Donc, pas de nom. Pour parler de lui, les slabbers se sont mis à dire Piop, à cause de sa danse du rituel : « samedi, John vient ici... dans l’après-midi, piop, piop...»