Par réflexe — les gestes réflexes, c’est comme une pensée, mais physique, et ça se contrôle pas plus qu’une pensée, et vous vous retrouvez à regarder la main d’un vieux sdf, mais était-il vieux ? qui se paluche sur une bouche d’égout, entouré de toute cette vapeur blanche, comme dans un bain trop chaud, sauf qu’il fait froid, très froid, et qu’il n’a que cet endroit pour faire ça, lui, se pelucher en public comme s’il était seul au monde, invisible depuis tant d’années aux yeux des autres que les autres n’existent plus.
J’avais seize ans, quelque chose comme ça, j’avais pas eu l’intention de le regarder, j’avais aperçu du coin de l’œil un mouvement, j’avais tourné la tête par réflexe et mes yeux s’étaient posés sur cet homme dans son nuage blanc.
À la maison, un peu plus tard, j’avais pris une longue douche, j’ignore si c’était dans l’intention de me laver le regard, de me débarrasser de cette image inconfortable, j’avais dû choisir un mauvais savon, elle est toujours là, cette image, tenace.
Aujourd’hui, par réflexe, ce sont les yeux d’un homme qui jouit que je regarde — oui, par réflexe je regarde les yeux de Frank lorsqu’il jouit, et ça fait si longtemps, des mois, des années depuis que cette partie de son corps a été prise d’assaut par les mercenaires noirs du cancer, que ce pourrait être sa première fois.
Par réflexe encore, je frémis lorsque des images se mettent à défiler à toute allure dans ma tête, des images peu avantageuses de mon corps nu entre les mains d’un inconnu — j’invente à défaut de me souvenir — j’invente une bite-lance-d’incendie qui déverse des litres de sperme sur ma peau, dans ma bouche, dans mon sexe, dans mon cul. Et alors, soudain, près de Frank qui jouit, c’est l’attaque du marteau-piqueur dans mes entrailles. Des coups brefs, répétitifs, par centaines, ça fait mal putain, ma peau va se déchirer d’en dedans, je dois me planquer, me réfugier, me blottir, me recroqueviller pour attendre que ça cesse. Mais je peux pas, je peux pas les laisser là, ils ont besoin de moi, mes amis. Alors, tandis qu’une partie de moi accompagne Frank dans son plaisir, l’autre partie se recroqueville, se froisse, se chiffonne, se plie et se replie autant de fois qu’une feuille de papier supporte d’être pliée et repliée, jusqu’à n’être plus qu’un tout petit bloc durci, dense, impénétrable.