31. LES AMIS ABSENTS
Frank m’a appris cette chanson. Je voulais pas chanter. Pourquoi j’aurais chanté ?
— Pourquoi je devrais chanter ? j’ai demandé à Frank.
J’aime pas m’entendre chanter, bizarrement je trouve ça impudique, c’est ouvrir sa porte, grande ouverte, et laisser défiler des inconnus dans votre chambre à coucher, marcher sur vos draps, s’y moucher, s’y torcher, renifler vos dessous, les passer, les enfiler jusqu’à ce que la soie de vos culottes se craquelle autour de culs trop gros, autour de pilons de poulet trop volumineux pour leur tissage de tulle, jusqu’à se craqueler, se vergéturer, se fendre, se déchirer. C’est ça, chanter.
Pourquoi j’aurais chanté ?
— Tu dois chanter, me dit Abril. — Pourquoi ? J’aime pas chanter.
— Pour lui, pour Frank.
Je réponds rien. Il n’y a rien à répondre.
— Tu sais jouer d’un instrument ?
Non je fais en secouant la tête. Non.
— Tout le monde sait chanter, elle affirme. Difficile de refuser. Et puis, Frank m’avait appris cette chanson, For Absent Friends, pour les amis absents. C’est son groupe favori, on pourrait simplement jouer le CD, je réponds à Abril. Ça se fait pas, elle dit. Je sais. Tu le sais, non ? Oui, je le sais.
Frank avait tout organisé. Un arrangement, personne sait lequel, avec les Cahuillas. Est-ce que les Cahuillas lui devaient un service ? Est-ce qu’il les a grassement payés pour faire ce qu’ils ont fait ? Même Abril n’en sait rien, mais au moins elle sait que les Cahuillas, c’est une tribu d’Amérindiens, ils sont quelque chose comme vingt mille à vivre dans leur réserve près de Palm Springs, mais autour aussi, dans d'autres villes. Elle m’a dit que je trouverai un numéro de téléphone sur le frigo, si ça ne me dérange pas de téléphoner.
Le numéro est bien sur un papier aimanté sur la porte du frigo, parmi d’autres petites notes, toutes de la main de Frank. Frank a juste écrit : c’est le numéro à appeler. J’appelle. On me répond dans une langue que je comprends pas. Je dis que je téléphone de la part de Frank Cinatra.
— Comme le chanteur ? demande la voix en parfait anglais.
— Oui, mais ça s’écrit pas pareil, je réponds machinalement.
On croirait ces phrases que les espions doivent apprendre par cœur pour se reconnaître, t'hésites, t'oublies, t'es mort. Un peu comme deux chiens qui se reniflent le derrière pour faire connaissance, mais avec des mots. J’ai dû répondre juste. La voix, une femme, me donne simplement une adresse et une heure, demain matin. J’ai à peine le temps de noter, elle raccroche. Merde, c’est quoi ce truc ? Qu’est-ce qu’il a manigancé, Frank ?
Je suis assise dans la jeep d'Abril, Piop à l’arrière avec les deux chiens. En voiture, Piop ne consulte jamais sa montre si le trajet dure moins de cinquante minutes. Comme s’il avait un minuteur dans la tête, Piop sait toujours exactement lorsque cinquante minutes se sont écoulées depuis le départ de la voiture. Pas besoin de sa montre. De toute façon, il ne sait pas lire l’heure, me dit Abril. Alors il s’agite, grogne, il faut aussitôt faire une pause pour qu’il puisse accomplir ce qu’Abril nomme sa danse du rituel : marcher, bras levé et courbé en col de cygne, « samedi, John vient ici... dans l’après-midi, piop, piop... ».
Derrière nous, Ernie est dans le camping-car de Chad. C’est Chad qui conduit. Notre convoi s’arrête sur le bord de la route, près d’un double panneau indiquant Avenue 52 et Coachella. J’ignore où nous sommes. Abril ordonne aux chiens de rester assis dans la jeep, ils se feraient écraser. Des poids lourds nous frôlent en nous jetant des poignées de poussière. Aucune ombre à part celle minuscule du panneau. Il faudrait se coller au camping-car de Chad, mais côté route, en moins de deux les poids lourds nous réduiraient en faits divers dramatiques. Nous attendons une dizaine de minutes, Abril avait prévu l’arrêt danse du rituel, on sera pas en retard, elle fait.
La seconde partie du trajet dure moins de cinquante minutes. Nous nous rendons à l’adresse donnée par la voix de femme. Un croisement. Je m’attendais pas à ça, le désert. Summit Road et Red Canyon Jeep Trail. L’intersection de la Route du Sommet et de la Piste du Canyon Rouge. Je m’y attendais tellement pas que j’avais écrit Jip au lieu de Jeep, comme s’il s’agissait d’un nom de famille, et pas de la voiture. Oubliant que jeep trail signifie une route non goudronnée, à peine une piste.
Une voiture nous y attend. C’est le rendez-vous des jeeps. Celle d’Abril, c’est une recyclée de l’armée. Elle a vécu. L’autre, celle qui nous attend, c’est une Cherokee. Neuve, ou tout comme.
— C’est amusant, lâche Abril sans rire du tout. Un Cahuilla qui conduit une Cherokee. Tiens, au fait, tu sais pourquoi les Iroquois n’achètent jamais de Pontiac ?
Comment je saurais ça ?
— Non, tu sais pas, elle continue. Parce que Pontiac, avant d’être une marque de bagnole, c’était un chef indien, le chef des Ottawas. Et les Ottawas et les Iroquois, c’était des ennemis jurés.
— Les Ottawas, c’est des Indiens ? Je croyais que c’était une ville ?
— Oui, mais avant d’être la capitale du Canada, c’était une tribu d’Indiens.
Il me faut quelques secondes pour comprendre tout ça.
— Un Cahuilla qui conduit une Cherokee, ça va encore, y a pas d’antécédent, ils vivaient trop loin les uns des autres pour se faire la guerre.
Mon mari, ça le mettait en pétard quand il parlait de ça. Pourquoi, il s’énervait, pourquoi après les avoir massacrés, pillés, trahis, pour quelles raisons leur voler leur nom pour nommer nos villes, nos rivières, nos états, nos voitures, nos équipes de football, nos cigarettes...
C’est une femme qui abaisse la vitre côté conducteur de la Jeep Cherokee. Je saurais pas dire si elle est indienne. Encore moins de quelle tribu. Je m’apprête à lui balancer les mots de reconnaissance « nous venons de la part de Frank Cinatra », m’attendant à ce qu’elle me demande « comme le chanteur ? », elle se contente d’un signe, elle nous invite à la suivre, nous la suivons sur des pistes.
Trois ou quatre minutes plus tard, nous tournons à droite. Très rapidement, il n’y a plus de piste. Nous passons sous deux rails suspendus qui ont perdu leurs traverses. Ernie saute en bas du camping-car pour vérifier si ça passe sous les rails. Comme si elle en était persuadée, la femme ne ralentit même pas. Je regarde dans le rétroviseur, ça passe, mais tout juste, Ernie remonte dans le camping-car.
Nous roulons encore une quinzaine de minutes, on fait quoi si ça dure plus de cinquante minutes ? je demande à Abril. Elle jette un œil à Piop dans le rétroviseur. La voiture qui nous précède s’arrête près d’une paroi rocheuse au milieu de nulle part. Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? La Cherokee conduite par une Cahuilla — j’ai décidé que la femme était indienne — a fait demi-tour. Elle roule jusqu’à notre hauteur et nous indique quelque chose. Sans plus de cérémonie, elle accélère et repart par où nous sommes arrivés. Un des chiens, j’oublie toujours leur nom, lâche deux aboiements, pour la forme.
Nous roulons vers ce qu’a pointé la femme. Dominé par la dizaine de mètres de la paroi rocheuse, un tas de bois.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce tas de bois ! je m’exclame.
Puis, à retardement comme toujours, je pige.
Piop et les chiens ont quitté la jeep. Piop a glissé les écouteurs dans ses oreilles mais c’est encore trop tôt pour consulter l’heure. Les chiens lèvent la patte ou s’accroupissent suivant qui est le mâle ou la femelle. De l’arrière du camping-car, Ernie et Chad sortent la bâche. Abril me tend sa guitare et se précipite pour les aider. Piop la regarde avant de la rejoindre pour faire tout ce qu’elle fait. Chad et Ernie ont tout préparé. Deux cordes passent sous la bâche roulée, une devant et une derrière. Prends la corde, dit gentiment Abril à Piop. C’est qu’il est lourd, Frank.
Je suis comme une conne, je sais pas quoi faire, je fais rien, je devrais les aider, je bouge pas, ils sont pas trop de quatre pour porter le corps. Le tas de bois n’est pas trop haut, ils n’auraient pas réussi à le poser dessus sinon.
— Qu’est-ce qu’on fait de la bâche ? demande Ernie.
Ils auraient dû la retirer avant, ils doivent manœuvrer le corps pour la dégager, quelques branches glissent.
Ernie et Chad replient la bâche comme s’il s’agissait du drapeau américain, avec ce même cérémonial que dans les films. Je suppose que ça existe en vrai, et pas que dans les films.
C’est l’heure. Piop commence sa danse du rituel, « piop, piop ». Abril reprend sa guitare d’entre mes mains, viens ! elle me lance, elle s’assied dans le sable près du tas, elle me fait signe, je m’approche. Il fait chaud, pas d’ombre, il faudrait se coller le long de la paroi, on n’est pas là pour ça. Chad et Ernie posent un bout de leurs fesses sur l’avant de la jeep, face à nous.
— Mais, heu... et eux ? je balbutie. Je croyais que tout le monde devait participer, jouer de quelque chose...
— C’est la volonté de Frank, moi à la guitare et toi au chant.
— Merde ! Le salaud !
Abril joue déjà.
— Attends ! Attends !
Elle me regarde. Elle attend. Quoi ? Les projecteurs ? Les applaudissements ?
— Et si on chantait après, je dis.
— Après, on ne sait pas ce qui va se passer. On n’a plus le droit de faire ça. Même les Cahuillas, ça fait longtemps qu’ils ne brûlent plus leurs morts, depuis que les Blancs leur ont interdit de le faire. Bon, maintenant, ils pourraient, même les Blancs se sont mis à brûler leurs morts, mais pas les Cahuillas, eux ils les enterrent. Frank nous a bien expliqué, on allume — Frank, ça lui foutait la trouille de finir dans une caisse, sous terre — on reste quelques minutes pour vérifier que ça ne s’éteint pas, et on décanille. Nous sommes dans leur réserve, mais la police tribale n’est pas dans le coup. Alors, plus tôt on chante, plus tôt on fout le feu, plus tôt on repart.
Aux amis absents...
Il y a un prêtre dans la chanson, j’ignore si Frank aurait apprécié. Il n’était pas du genre, nous n’avons jamais parlé religion, il n’a pas demandé de prêtre avant de nous quitter, ni prêtre ni rabbin, personne censé représenter Dieu sur terre. Et la preuve, s’il en fallait une de plus, c’est ce bûcher, ce désert. Et de toute façon, c’est lui qui a choisi la chanson. Il savait forcément pour le prêtre. Mais le prêtre de la chanson n’est pas si important. Les personnages, ce sont deux veufs, deux femmes ou deux hommes, ou une femme et un homme, la chanson ne le dit pas. Frank a perdu sa femme il y a longtemps, et moi mon mari il y a quelques mois. Les veufs, ça pourrait être nous deux.
J’entends les cordes de la guitare. Abril ne reculera pas, ne tergiversera pas plus longtemps. Par chance, la chanson est courte, même pas deux minutes. La plus courte de leur répertoire, m’a dit Frank. La plus longue, c’est 24 minutes. Merci Frank, 24 minutes, qui peut chanter la moitié d’une heure ! Bon, c’est à moi. L’intro est finie, je me lance : « dimanche, six heures, à la fermeture des grilles, deux veufs assis sur un banc se doutent qu’ils seront en retard à l’église.»
Elle joue pas comme sur le cd, Abril, même si moi je trouve qu’elle joue bien, en tout cas bien mieux que moi je chante. Ce qu’elle joue, c’est plus simple, moins de notes. J’aurais bien voulu simplifier le chant moi aussi, moins de notes aussi, moins de montées et de descentes, c’est ça qui est difficile, alors dans ces moments difficiles, et il y en a plein, elle chante avec moi : « près des balançoires enchainées, le manège tourne encore. »
Pendant que je chante, Ernie craque une allumette. On devait pas le faire à la fin de la chanson ? Le bois prend vite, des flammes déjà. Attiré par les flammes naissantes, Piop rejoint Ernie, puis regarde encore une fois l’heure à son poignet, je l’entends dire que « samedi, John vient ici... dans l’après-midi, piop, piop ». Ernie lui passe un bras sur les épaules, ils retournent près de Chad qui a retiré sa casquette et se frotte longuement le crâne nu.
Mon regard s’accroche à ces flammes, à Frank qui va partir en fumée. Les mots sortent de mon corps comme s’ils attendaient ça depuis des années : « têtes inclinées, une prière pour les amis absents. »
Il y a moi qui chante et moi qui pense à Frank. Deux moi distincts. Il y a le moi qui chante et le moi qui pleure. Il y a quelques mois, j’étais nue dans des toilettes, en plein milieu d’un autre désert : « jetant deux pièces dans le panier, ils trottinent dans l’allée et sortent pour attendre le bus qui tranquille descend la rue. »
Je me rends pas compte que la chanson est finie. J’ai pourtant cessé de chanter et Abril ne joue plus. Le silence, le craquement du bois, c’est comme si la chanson se poursuivait d’elle-même, sans nous.
Accompagné par les deux hommes, Piop rejoint la jeep d’Abril. Les chiens lui font de la place. Abril y arrive à son tour lorsqu’elle s’aperçoit que j’ai pas bougé. Elle range sa guitare à l’arrière, près des chiens et de Piop, et revient vers moi. Elle m’appelle, Didi, Didi, c’est fini, on doit y aller. C’est fini ? Qu’est-ce qui est fini ? Je comprends pas. On peut pas partir sans lui, je dis, on peut pas laisser Frank, ici, seul, sans nous.
— C’est fini, Didi. Frank est parti.
Frank ?
Mon ami Frank. J’ai jamais eu d’ami comme lui.
Mon mari aurait pu être un ami comme lui, mais c’était mon mari.
Son chapeau est posé sur ma tête, le faux chapeau du vrai, il y est depuis que nous avons pris la route, en venant je le tenais d’une main pour pas qu’il s’envole. Je l’enlève, je le regarde, je m’approche du feu, la chaleur me fait pleurer, je pleurais déjà avant, je tends le bras pour rendre le chapeau à mon ami. Garde-le, me dit Abril.