C’est sans aucun doute son dernier message. Même si je peux pas affirmer qu’il est volontaire, que Frank avait vraiment prémédité de me dire quoi que ce soit avec ce flingue. Mais je me dis que s’il n’avait pas voulu que je le trouve, il s’en serait débarrassé, il en aurait parlé à Abril pour qu’elle fasse le nécessaire après sa mort. Il n’a rien fait. Il l’a laissé là, pour que je le trouve. Sous ses slips. Et que je m’en serve.
Je demande si quelqu’un sait utiliser un flingue. Un pistolet ou un revolver ? on me demande.
Qu’est-ce que je suis censée répondre à ça ?
C’est Abril qui me sauve. Je l’aime beaucoup, cette femme. Billy the kid, Jesse James, Calamity Jane, c’était des révolvers, avec un barillet qui tourne. Sinon, c’est un pistolet, avec un chargeur dans la crosse.
C’est un pistolet.
— Pourquoi tu veux savoir ça ? il veut savoir Chad.
— Pourquoi tu veux savoir pourquoi elle veut savoir ? elle veut savoir Abril.
Non en fait, elle veut pas savoir, juste elle demande sans attendre de réponse. Elle poursuit :
— C’est pas tes oignons, espèce de dézingué de la cervelle ! On est dans un pays libre. Si tu sais t’en servir, tu dis que tu sais t’en servir et tu lui montres, parce que c’est ça qu’elle veut, c’est qu’on lui montre comment s’en servir.
Je me dis qu’elle savait elle aussi, c’est pas possible autrement, elle savait que le pistolet était sous les slips et que Frank l’a laissé là pour que je le trouve.
Aucun des hommes présents n’aime se faire sermonner par Abril. Chad se gratte les pieds, noirs de saleté dans leurs tongs, puis se frotte le crâne nu.
— Parce que si c’est pour tuer quelqu’un, je veux pas être complice.
Ils connaissent tous mon histoire. Pourquoi je l’aurais cachée ?
C’est à Frank que je dois ça. C’est lui qui m’a dit : pourquoi tu cacherais qu’un salopard t’a droguée pendant une semaine pour t’avoir sous la main comme esclave ? Il a dit sous la main mais ça se voyait qu’il pensait pas qu’à la main, et ça se voyait aussi que s’il avait tenu le type devant lui, il lui aurait fracassé la mâchoire avec les poings qu’il tient serrés comme s’il cachait une enclume dans chaque. Et pourtant il me connaissait même pas quand l’autre m’a fait ça.
— T’as pas à avoir honte. C’est lui qui devrait, mais lui il aura jamais honte. Et vu comment il s’y est pris, c’est pas la première fois si tu veux mon avis qui vaut autant qu’une crotte de lapin pour nourrir une famille de mygales. Mais c’est le seul avis que j’ai. T’es pas moins belle parce qu’un type a profité de toi. T’es pas moins belle ni moins femme, ni moins la personne la plus sympa et gentille que j’ai rencontrée depuis longtemps.
Sympa et gentille. C’est pas de moi qu’il parle, c’est pas possible, j’ai jamais été sympa ni gentille. Je suis une salope, j’ai envie de lui crier. Je crie rien. J’ai des gouttes de condensation qui s’échappent du capot de mes yeux.
Alors, au début, dès que Frank me présente à quelqu’un que je connais pas — forcément, s’il me présente c’est que je le connais pas — je dis que j’ai été séquestrée dans un camping-car et violée. Frank sourit sans rien ajouter.
— Tu vois, je lui dis un jour, je fais comme tu m’as dit, je le cache pas. C’est bien, non ?
Il me sourit.
— Quoi ? je demande. C’est pas bien ?
— Si, il fait. C’est très bien.
Il me faut quelques semaines pour que ça me passe. Frank ne m’a jamais rien fait remarquer. Il a continué à me présenter ses amis. Et un jour j’ai simplement dit bonjour, enchantée, comment ça va ? sans préciser ni le viol ni le camping-car. Frank m’a regardée, je comprenais pas pourquoi il avait ce drôle de regard avec ce léger sourire qui flottait sur les pointes des poils de sa barbe. C’est plus tard dans la soirée que je me suis aperçu que j’avais mentionné ni le camping-car ni le viol. Depuis, c’est comme ça, je le dis pas, mais si on me demande ce que je fais là, chez Frank, ou comment on s’est rencontrés tous les deux, je dis qu’il m’a trouvée à poil dans une cabine de chiottes, pourquoi je le cacherais ? Mais je dis plus que j’ai merdé. T’as pas merdé, il me dit toujours dans ma tête Frank, même maintenant qu’il est plus là pour le dire, t’as pas merdé, toi.
La guitare d’Abril, c’est comme Piop, elle n’est jamais bien loin d’elle. Lorsqu’elle la prend, on ne sait jamais si c’est pour en jouer ou tout simplement pour la prendre tendrement entre ses bras, l’appuyer sur ses genoux et y poser ses seins. Ce soir, Abril y pose ses seins, mais c’est une position de combat, elle lâche :
— Moi, je suis pas pour la violence, je suis pas pour la peine capitale, je suis pour qu’on bétonne le couloir de la mort de Saint-Quentin et qu’on débranche à tout jamais la chaise électrique.
— Il n’y a jamais eu de chaise électrique à Saint- Quentin, marmonne Ernie. Avant, c’était la chambre à gaz, maintenant c’est un poison chimique par seringue.
— On s’en tape ! Quoi que ce soit, je suis contre.
On est assis autour d’un feu, devant le camping- car de Frank. Maintenant, dès que je vois un feu de bois, j’ai envie de chanter cette chanson du jour où on est allés le faire brûler dans le désert. Les paroles dansent dans ma tête. Je les marmonne sans m’en rendre compte. Abril se met à jouer. Les autres se taisent et nous écoutent. C’est vers la fin de la chanson que je me rends compte de ce qui se passe vraiment : je chante, Abril m’accompagne, et ça fait schplong, schplong, schplong sur mes seins. Dès qu’on a terminé, j’essuie mes larmes de mes doigts, et comme ils sont couverts de cendre, ça me fait de la peinture indienne sous les yeux. Abril poursuit son idée :
— Mais je ne suis pas là non plus pour dire ce qui est bien ou mal. Il y a des personnes, le seul moyen de les empêcher de nuire, c’est une balle entre les deux yeux, ça c’est un fait, la justice ne peut pas grand- chose contre eux, mais une balle entre les deux yeux, ça c’est foutrement efficace.
— Abril Callahan ! lance Chad.
— Merci bien, rétorque Abril renfrognée, j’aime pas Clint Eastwood.
— Pourquoi vous parlez de lui ? je demande.
— Dirty Harry ! crie Chad. Le flic justicier ! Harry Callahan !
— Smith & Wesson modèle29, précise Ernie. C’est le revolver qu’utilise Harry Callahan, il précise encore.
— Il est gentil, je dis.
— Tu trouves qu’Harry Callahan, il est gentil ?
— Je sais pas qui c’est. Mais Clint Eastwood, oui, il est gentil.
Après ça, comment ne pas leur raconter rapidement les bottes dans le coffre de ma voiture, les bottes dans mes mains, et enfin les bottes aux pieds de Clint Eastwood, celles que mon mari avait fabriquées pour lui ? Moi, je voulais raconter ça rapidement, c’était mon intention, ils veulent les détails, tout savoir quoi. Je raconte.
C’est Ernie qui m’a montré. La nuit, pendant que les canons tirent leurs coups de l’autre côté du canal, il m’apprend à tirer.
Je tire.
Ernie était policier, avant. C’est lui qui a aidé Frank à retrouver ma voiture. Il vit ici six mois de l’année. Il s’est construit une baraque en palettes de bois recouvertes de feuilles de palmier, pas des branches, un palmier ça n’a pas de branches. Elle est toute petite, avec un étage et une terrasse, on y monte par une échelle toute droite assemblée également en palettes. Pas de meuble. Les six autres mois, quand ici ça brûle sous le soleil, il travaille dans une banque vers Chicago, responsable de la sécurité, et vit dans un appartement avec tout le confort. Il remise pour six mois ses tatouages — à l’exception de ses mains et sa tête, son corps est recouvert de fleurs grimpantes, il me les montre et les nomme : l’ipomée, la glycine, la capucine, la clématite, le jasmin — sous un T-shirt blanc et une chemise blanche. Dès qu’il quitte son boulot près de Chicago, il laisse à nouveau les fleurs respirer à l’air libre et arrête de se raser, ce pourrait être le frère de Frank, un frère de poils, mais un jeune frère, la tignasse et la barbe ne sont pas aussi longues que Frank, mais elles sont moins grises. D’ordinaire elle ne dépasse jamais six mois, sa barbe, il se rase dès qu’il retourne travailler à la banque, en mai, et la laisse repousser dès fin octobre. Pas cette année. En mai, il n’a pas suivi sa migration annuelle, il n’est pas retourné à Chicago, il n’a pas repris son boulot. Il a une barbe de plus de dix mois.
— À cause de Frank ? je lui ai demandé. Tu savais que...
Je sais pas comment dire.
— Que ce serait son...
Il termine ma phrase.
— Son dernier été ? Oui, ça se peut. Je lui avais déconseillé de faire Burning Man cette année. Trop fatiguant, il en revenait sur les rotules. Quel têtu ! Il adorait ça ! Faut m’expliquer comment on peut adorer nettoyer les tonnes de merde des autres ! Il a bien fait tout de même, oui, de pas m’écouter, il t’a rencontrée, et ça, c’est ce qui pouvait lui arriver de mieux.
Ernie se promène toujours avec deux paires de lunettes suspendues à l’encolure de son T-shirt, une pour lire et l’autre pour le soleil. Il vit pas vraiment dans sa petite maison de palettes et de palmes, il vit dans son camping-car. Dans la maison, il y dort, il y sieste, il y paresse, il y regarde le ciel et sans doute la vie derrière lui et celle devant aussi : il y médite, comme il dit. Et l’amour aussi, parfois.
— Non, en fait, il précise Ernie, non je ne savais pas que ce serait son dernier été. Comme un idiot je me suis tordu la cheville, c’est cette foutue échelle, dans ma maison, elle est d’un raide ! Mais elle était pas seule à être raide, moi aussi, j’avais trop bu. Une méchante entorse. Pas possible de reprendre le boulot. Un ami, ancien flic comme moi, il avait des soucis d’argent, du coup je lui ai laissé la place jusqu’à l’été prochain.
Je dois tenir le pistolet à deux mains pour l’empêcher de jouer à la grenouille et s’enfuir d’entre mes doigts en ruant comme un mulet surpris par un serpent à sonnettes. Cette puissance entre mes paumes, ça n’a rien à voir avec celle d’un sexe, aussi gros, aussi dur, aussi gourmand et dévoreur soit-il. Dans un sexe, c’est la vie qui traverse et qui passe.
Sauf lorsque c’est le sexe d’un immonde salopard qui vous viole. Dans ce pistolet, cette force, le sperme qui s’en échappe à la vitesse de l’acier et qui pénètre à distance, c’est comparable au sexe de cet immonde salopard, ça n’a qu’un seul but : meurtrir, endommager, perforer, détruire. Je ne sens que cette force de mort. J’aime pas.