Je me raidis dans mon fauteuil, je serre la crosse de mon pistolet dans mon sac, il crie que c’est lui, je dis rien, je bouge pas, je me manifeste pas. Peut-être j’espère encore qu’il me verra pas. Mais dans ce cas, qu’est-ce que je fous ici ? Sa femme répond qu’elle donne le bain aux filles, il se précipite vers les toilettes, ce doit être très pressé, en traversant le couloir, devant le salon, il ouvre déjà sa braguette lorsqu’il aperçoit quelqu’un assis dans le fauteuil. C’est moi, mais il le sait pas encore. La voix de sa femme :
— Il y a quelqu’un pour toi !
Il mâchonne quelques mots que je comprends pas, stoppe le mouvement de sa main qui est sur le point de déballer son tuyau de vidange, et plaque cette même main sur sa braguette toujours ouverte, comme un enfant ferait pour empêcher un petit poisson rouge de s’échapper d’un petit sachet de plastique transparent troué, au retour de la fête de son école. Puis il lâche encore quelques oh-heu-je... suivis de quelques petits points de silence, et sans arrêter son élan pousse la porte des toilettes.
Je l’imagine en train de chercher ce qu’il va bien pouvoir dire à l’inconnue assise dans son salon après qu’il se sera lavé les mains. Mon imagination est la seule partie de mon corps encore capable de faire quelque chose. Tout le reste est mort. Je sais que je vais pas pouvoir bouger lorsqu’il va revenir. J’entends ses pas. Il ne lui faudra que deux minutes pour passer derrière moi, serrer mon cou jusqu’à ce qu’à mon tour, tel un malade de l’amiante en phase terminale, je ne puisse plus respirer, il me portera encore tiède jusqu’à son garage où il me jettera sous une bâche quelconque. Il attendra la nuit pour finir le job. Dans quelques jours, des pêcheurs mexicains me retrouveront dans leurs filets, j’aurais dérivé jusqu’à leurs côtes, traversant une partie du golfe du Mexique, à moitié bouffée par des poissons cannibales.
— Bonjour, réussissent à articuler mes lèvres, bonjour.
C’est une sensation très étrange de voir ses lèvres se détacher de son visage, devenir autonomes et voleter quelques centimètres devant soi. Je les laisse faire, trop contente de pouvoir compter sur des bouts de moi pour me venir en aide.
— Bonjour, il répond, je suis désolé il y avait péril en la demeure, il rajoute en indiquant la porte des toilettes que je ne peux pas voir d’où je suis. Vous êtes une amie de...
— Non, disent mes lèvres, non.
C’est peut-être parce qu’elles sont deux qu’elles répètent tout deux fois.
— Didi, elles disent encore, Didi.
Elles sourient, fières de leur effet. Il vacille légèrement. Il y a de quoi, non ? Voir deux lèvres détachées d’un visage, quelques centimètres en avant, et qui sourient, ça a de quoi vous faire vaciller.
— Oui, euh... Excusez-moi, je n’ai, euh, pas compris, je n’ai pas compris.
— Didi, Didi.
— Didi ?
— Parait que j’ai été retrouvée à poil dans des chiottes bleus.
Puis je me souviens de mon téléphone. Je sors le pistolet de mon sac, en face il y a un sursaut, rien à foutre, j’ai oublié de mettre en route mon téléphone, j’avais pourtant répété plusieurs fois dans ma voiture, je le sors également, je fais passer mon pistolet dans ma main gauche pour pouvoir actionner le téléphone de la droite — je me suis entraînée avec la droite — je le mets en route, l’app caméra apparaît, je l’avais préparée, j’appuie sur le bouton rouge pour lancer l’enregistrement vidéo, et je pose le téléphone sur la table basse devant moi, calé contre un ours blanc que j’avais repéré pendant que sa femme me parlait de cancer, c’est une jolie petite sculpture, à peine plus grande que mon téléphone, pratique pour filmer l’homme en face de moi, l’ours blanc est noir, tout lisse et assez lourd pour que mon téléphone s’appuie sur lui sans qu’il chancelle.
— Voilà je dis.
Et je me rends compte que mes lèvres ont repris leur place, je les mâchouille pour bien m’en assurer, oui, oui, elles me disent, on est bien là, on est bien là. Je repasse mon pistolet dans ma main droite que je glisse à nouveau dans le sac.
C’est pour ça que je suis là, assise dans le salon du type qui s’est servi pendant une semaine de mon corps pour y planter son gros sapin chaque fois qu’il avait envie de fêter Noël. Je dis gros, j’en sais rien, je m’en souviens pas. Je suis là pour lui faire dire ce qu’il m’a fait. Je veux l’entendre de sa bouche, le moindre détail, j’ai l’impression que lorsque je saurai, ce sera plus facile à supporter, plus facile à s’en débarrasser, comme sous la douche on se débarrasse plus facilement d’une tache dans son dos lorsqu’on sait qu’elle s’y trouve.
C’est les amis qui m’avaient suggéré ça, autour du feu, les pieds au chaud sur le sable chaud, lorsque Chad m’avait comparé à Clint Eastwood dans ce film. Ils me disent que l’autre solution — la première c’est lui trouer la peau façon Harry Callahan — mais la seconde, c’est enregistrer sa confession, ses aveux à dit Ernie qui était dans la police. Alors Chad m’avait montré comment me servir de mon téléphone pour faire ça. C’est Frank qui m’en avait fait racheter un, pourquoi faire ? je lui demande, j’ai perdu tous mes contacts, je connais plus personne. Tout le monde a un téléphone portable, c’est comme ça, il me répond.
— Qu’est-ce que vous voulez ? il veut savoir.
Je lui dis pas, pour les aveux. J’ai l’impression qu’un verre lui ferait du bien.
— Tu me reconnais ?
— Non, non, il dit, non, je ne sais pas qui vous êtes.
— Didi.
— Je ne connais pas de Didi.
— Bon, tant pis.
Et je me tais. Il se tait un moment aussi, mais il pourra pas garder le silence longtemps. Ses lèvres sont sèches et ça n’a rien à voir avec le fait qu’il serait en état de déshydratation après s’être débarrassé de quelques centilitres de liquide dans les toilettes, non, ça n’a rien à voir. Je boirais bien un coup moi aussi.
— Non je... il commence.
Nous entendons tous les deux les rires en provenance de la salle de bain. Il doit se demander ce qui va se passer après. Moi aussi, je me pose la même question, et j’ai pas de réponses, mais il ignore que j’ai pas de réponses. Tout ce qu’il sait, c’est que j’ai une arme dans mon sac. S’il en a une lui aussi, elle est à coup sûr rangée dans un placard spécial, avec un code pour l’ouvrir, c’est en général comme ça dans une famille où il y a des enfants. Il sait que s’il se met à courir pour aller la chercher, j’aurais largement le temps de pousser la porte de la salle de bains. Il bouge pas. Ne dit rien. Nous nous regardons, mais son regard penche régulièrement vers mon téléphone.
— Mes amis ont trouvé une empreinte, je sais plus de quel doigt, je peux appeler pour savoir si ça t’intéresse. Tu veux que j’appelle ?
Il fait non de la tête, je sais même pas s’il se rend compte que sa tête bouge, ni même s’il se rend compte qu’il a encore une tête sur ses épaules.
— C’est comme ça qu’ils t’ont retrouvé. Tu vois, je suis ici, devant toi. Nom, prénom, adresse. Tout, quoi.
— Quoi, une empreinte ? Où ça ?
— Ma voiture.
Il dit qu’il la connaît pas, ma voiture. Alors comment ça se fait qu’il y avait une empreinte ? Il dit qu’il en sait foutre rien. Il cherche, son visage a légèrement changé de couleur, il pourra pas nier plus longtemps qu’on s’est croisés, je suis sûre qu’il revoit ma voiture garée devant le restaurant au pied des Twin Rocks, près de son camping-car, même qu’il revoit le moment où il a pris appui dessus, ses lèvres se contractent comme sous l’effet de petits jets de courant électrique, il doit se maudire d’avoir posé sa main, d’avoir laissé une empreinte, c’est tellement con !
Je lui dis pas que son empreinte a été retrouvée près de celle de Clint Eastwood, il me croirait pas.
— Ça prouve quoi ? il demande pour gagner du temps.
— Je sais pas. Mais comme c’est pas un tribunal, on s’en fout des preuves, non ?
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Ça dépend.
— De quoi ? De moi ?
Il comprend vite.
— Raconte.
— Quoi ?
— Tout, depuis le restaurant au pied des Twin Rocks.
— Je ne sais pas de quoi...
— Ah, au fait, la serveuse t’a reconnu sur une photo.
Dans un concours de bouche grande ouverte, il remporte le premier prix.
— Même sans preuve, je dis, ça ferait quel effet sur ta femme ? Si je lui raconte tout ça ? Tu lui diras quoi ? Que je suis folle ? Que j’ai tout inventé ?
Il sait pas, il dit rien.
— Je t’écoute. Tu te souviens de ce que j’ai bu ?
Il hésite encore.
— Et le flingue ? il demande.
— Quoi, le flingue ?
— Pourquoi tu tiens une arme dans ton sac ?
Je repose la question : tu te souviens de ce que j’ai bu ?
— De la bière, il finit par dire après avoir avalé sa salive.
Il vient d’avouer. J’essaie de maîtriser mes émotions, mais il vient d’avouer, merde ! Les amis ! Il vient d’avouer !!!
— La marque ? je demande, tout en priant ma voix de contrôler, contrôle s’il te plaît, déconne pas, lui montre rien.
Je suis pas sûre du total contrôle, quelques gouttes de salive me grattent le fond de la gorge, je la racle discrètement. Discret, mon œil, l’ours blanc de la table basse vient de sauter dans ma gorge et se frotte le dos contre les tuyaux tout en chantant je sais plus quelle chanson sur le bonheur.
— Il y avait un vélo sur l’étiquette, il répond.
— Non, c’est toi qui as bu celle avec le vélo.
— Comme tu veux.
— Non, pas comme je veux, la vérité.
— La vérité, c’est que l’étiquette avec le vélo, c’est la bière que tu as bue.
— Okay, okay. Tu as su tout de suite, dès que tu m’as proposé de venir avec toi, tu savais que tu... que ce serait pour... À combien de filles tu as fait ça ?
— Fais quoi ?
J’esquisse le geste de retirer ma main du sac.
— Combien de femmes j’ai amenées à Burning Man ?
— Combien tu en as violé.
— Oh oh oh ! il s’affole. De quoi tu parles ? J’ai violé personne, ça va pas !
Sa tête se dévisse dans tous les sens. Je revois le petit poisson rouge lorsque la main d’enfant n’a pas pu empêcher toute l’eau de s’échapper du petit sachet en plastique transparent, la tête du petit poisson rouge qui s’agite dans tous les sens sur le trottoir où l’enfant l’a laissé tomber.
Je bouge ma main, celle dans le sac, le canon cogne contre les clés de ma bagnole, il tend son menton comme pour me dire que je serais pas capable de m’en servir, il écarte les lèvres, mais il dit rien. Je sors le flingue et pointe le canon vers lui. C’est approximatif, si ça se trouve c’est la télévision que je vise. N’empêche, il n’en mène pas large. Je sais pas comment je fais pour garder mes yeux fixés sur les siens, je bouge pas, peut-être que j’ai pas encore fait mon choix, l’arme de Frank, je vais m’en servir ou non ? Ce qui est une évidence, c’est que ça me donne de la force, sans l’arme mes yeux n’auraient pas tenu la confrontation, ils se seraient baissés d’eux-mêmes, honteux comme un soleil après une journée de merde. Une autre évidence, je ne ferai de mal ni à sa femme ni à ses filles, je le sais, mais je lui dis pas, je lui dis :
— T’as pas idée de ce qu’une femme comme moi, après ce que j’ai subi, ce que je suis capable de faire.
— Tu crois que... C’est pas vrai ! Tu crois que je t’ai violée ? Attends mais c’est... Je peux m’asseoir ?
— Bouge pas.
— Tu vas tirer si je pose mes fesses sur la chaise ? Il pose ses fesses sur la chaise. Je tire pas.