Je suis ébranlée. Je suis anéantie. Ça semble si vrai. J’ai pourtant été trouvée à poil dans ce putain de chiotte ! Merde ! Et si ça aussi... Pourquoi Frank ?... J’en ai aucun souvenir, juste ce que Frank a raconté, rien d’autre. Pourquoi Frank aurait inventé ça ? Non, pas l’homme au bazar, lui je le crois.
Mais lui, devant moi, est-ce que je dois le croire ? Je sais que je suis capable de tout ce qu’il a dit, baiser après une coupe de champagne, puisque je peux baiser avant une coupe de champagne, ou même sans coupe du tout. Rencontrer des gens, hommes ou femmes, et choisir de repartir avec eux, oui, ça aussi je peux, l’improvisation, c’est mon truc. Je pourrais le croire si... Pourquoi est-ce que j’ai aucun souvenir de tout ça ? Mon dernier, c’est le champagne, tout le reste est revenu petit à petit, le garagiste navajo, les Twins Rocks, l’arrivée à Burning Man, la poussière, la cloche, je ne suis plus vierge, jusqu’au champagne.... C’est à partir de là que tout est parti en vrille. Il ment.
Avant de parler — je sais que si je parle, là, maintenant, ma voix va me trahir, il me faut lui redonner un peu d’assurance, de solidité, qu’elle puisse à nouveau tenir droite — je me mets à chanter, pas fort, juste entre mes lèvres, et je revois les flammes dans le désert qui changent le corps de mon ami en esprit de fumée. Juste ces mots, pourquoi ceux-là ? « Près des balançoires enchainées, le manège tourne encore. »
Il comprend pas ce que je suis en train de faire. Lorsqu’enfin il pige que je chante, j’ai déjà cessé et je dis d’une voix ferme :
— Il y a les préservatifs.
C’est Frank qui m’a dit ça, que le type avait forcément utilisé des préservatifs, par peur du sida, et puis aussi pour pas laisser de traces. Mais un préservatif, ça se perce parfois. Et alors, des giclées d’adn repeignent les parois des grottes de la femme qu’on viole comme au temps de Lascaux, c’est en France, précise Frank.
Je vois que c’est à ça qu’il est en tain de penser, pas à ce que Frank me disait, pas aux grottes préhistoriques, mais aux traces d’adn .
— Quoi, les préservatifs ? il finit par lâcher. Tu veux savoir combien de tonnes sont utilisées pendant la semaine de Burning Man ?
Il fanfaronne encore.
— C’est le tien qu’on a retrouvé, je dis calmement. Il rit, tu as retrouvé mon préservatif ? Et tu me le ramènes, c’est ça ? Trop gentil.
— J’ai fait faire des prélèvements, au cas où un préservatif aurait été de moins bonne qualité, et bingo, tu as gagné, c’est ton adn.
— Quand on ment, il faut connaître son sujet. T’oublies un petit détail : pour avoir une correspondance entre ton prélèvement et mon adn, il faudrait d’abord que tu aies mon adn. Et comment tu pourrais l’avoir ? Comment n’importe qui pourrait l’avoir ? Même les flics ! Je suis dans aucun fichier ! Aucun ! À part quelques pv, j’ai jamais enfreint la loi, jamais ! T’as rien !
— Je sais que tu m’as droguée et que tu m’as violée pendant une semaine avant de te débarrasser de moi dans un chiotte, à poil.
— Écoute, je dis pas que ça t’est pas arrivé, y a pas que des babas cools sympas à Burning Man, paraît qu’il y a même la mafia russe maintenant, oui t’as pu être droguée par n’importe qui, mais ce dont je suis sûr, c’est que ton truc d’adn, c’est bidon, il ricane.
Frank m’avait dit une chose, à propos de l’adn, il avait dit : c’est vraiment dommage de ne pas avoir fait de prélèvement — je lui mens, au violeur, j’ai jamais fait de prélèvements — parce qu’avec un échantillon d’adn, on aurait pu retrouver ton agresseur. Il aurait fallu beaucoup de chance, il avait ajouté, oui, il faut parfois de la chance, mais je suis sûr que tu aurais eu cette chance. Et il m’avait expliqué comment on aurait pu faire, avec de la chance, pour avoir une correspondance d’adn même si le type n’était fiché nulle part. Bien sûr, il parlait juste pour parler, j’ai pas d’échantillon, j’ai jamais fait aucun prélèvement. Malgré tout, j’avais de la chance, pas tout à fait celle à laquelle pensait mon ami Frank. Ma chance, elle était sur le mur, là, devant moi. J’ai dit ça, au type de Houston :
— C’est un bel arbre généalogique que tu as sur ton mur.
Il a pas compris tout de suite. Il a tourné la tête vers l’arbre généalogique, sans doute un cadeau à leurs deux filles, j’avais eu le temps d’y jeter un œil avant qu’il revienne de son travail. Un bel arbre, j’y connais rien en arbre, dans la nature je veux dire. Sur le tronc, les photos de leurs filles, au-dessus, les photos de papa et maman, puis des branches qui se jettent vers le haut, comme un arbre quoi, avec des dizaines de photos et des dates de plus en plus vieilles, et de moins en moins de photos, et de plus en plus de morts. Un arbre très bien fait.
Ce que m’avait dit Frank, c’est ça : les gens qui sont intéressés par leurs ancêtres, qui souvent tracent leur arbre généalogique, ils font aussi, souvent, un test d’adn, curieux de savoir d’où ils viennent, connaître leurs origines. Tous les Américains espèrent avoir un peu de sang indien, je sais pas pourquoi, c’est tendance, ils ont pourtant plus de chance de descendre de ceux qui les ont massacrés, les Indiens.
— Tu te souviens comment ils ont fait pour arrêter Joseph DeAngelo ? je demande au type de Houston.
Ce nom ne lui dit rien. Frank m’avait fait lire les articles de journaux qui en parlaient.
— Le type accusé d’une dizaine de meurtres et de dizaines de viols. Il a été arrêté plus de trente ans plus tard. Les policiers ont trouvé une correspondance entre l’adn qu’il avait laissé sur les lieux de ses crimes et de lointains cousins à lui qui avaient fait un test adn pour connaître leurs origines.
Là, il pige définitivement. Mais il ricane encore.
— Et la police m’aurait traqué comme ils ont traqué un type accusé de tous ces crimes ? Qui je suis pour qu’on s’intéresse à moi ? Rien, je suis rien.
— Tu es le type qui m’a droguée et violée. Il y a des dizaines de flics à la retraite qui s’emmerdent. J’en connais un.
Je lui précise pas que j’en connais deux, en fait, Ernie et son collègue, celui qui s’est occupé de ma voiture, et des empreintes, mais le collègue d’Ernie, je l’ai jamais rencontré. Comme je lui précise pas non plus que j’ai jamais fait de prélèvements, que tout ça, c’est du bluff. Comment il pourrait savoir que je mens ?
— Comme il n’avait rien de plus à faire, il a fait des recherches.
— On a baisé, y a rien d’anormal à retrouver mon sperme si un préservatif a merdé. J’espère que tu es clean ! Que tu m’as pas refilé une saloperie !
Il parait sincèrement effrayé à l’idée de s’être chopé une saloperie, comme il dit, qu’il aurait pu lui- même refiler à sa femme. Y a pas de baise sans risque, mon gars.
— Si j’avais baisé avec d’autres que toi, ton sperme aurait été difficile à retrouver, et si ce que tu dis est vrai, que tu m’as plus vu après trois jours...
— Je t’ai dit que je suis pas sûr, que je...
— Trois ou quatre ça change rien, lorsqu’on m’a retrouvée et fait les examens, ça aurait été trop tard pour retrouver des traces de toi, c’est trois jours maximum, ça veut dire que tu me baisais encore le vendredi ou le samedi.
— Oui, bon, peut-être bien, peut-être qu’on s’est revus et qu’on a baisé, on aimait ça tous les deux, pourquoi pas ? Mais quand je suis parti, lundi matin, t’étais pas avec moi et ça faisait un bail que je t’avais pas vu.
— Et une dernière chose, j’ai inventé sur le coup, parce que je voulais qu’il arrête de fanfaronner, d’avoir réponse à tout, je voulais qu’il craque, qu’il avoue, et je sentais que ça risquait de pas être le cas du tout, une dernière chose. Je t’ai pas dit où c’est qu’on a fait le prélèvement.
— Je m’en fous, si tu veux savoir. Où ? Mais je m’en fous.
— Pas dans mon vagin, si tu vois ce que je veux dire.
— Je vois rien et je m’en fous, je crois qu’il est temps que tu partes.
— Dans mon cul. Ça te dit quelque chose ? Mon trou du cul, je précise au cas où il ne visualiserait pas correctement cette partie de l’anatomie.
— On a baisé, je te dis, par-devant, par-derrière, on a baisé, quoi !
— Je fais jamais ça par-derrière.
C’est la vérité, et même si, lorsque je rencontre un mec et qu’on parle baise, je dis que j’aime tout, c’est pas tout à fait vrai, je fais jamais ça par-derrière, ça fait trop mal. J’ai essayé une fois, dans mes premiers pas sexuels, et pourtant il était pas hors calibre le type, je me suis dit plus jamais. Ceux qui insistent pour forcer le passage — tu verras, tu vas adorer ! — j’écrase leurs sacs à fabriquer du sperme de mes mains, pour qu’ils comprennent la douleur, et je leur dis : attends, attends, au début ça fait mal, mais tu vas adorer !
— Eh bien c’est dommage, il me dit avec son sourire, t’adorerais.
Je jure que si, juste à ce moment-là, des rires n’avaient pas percé la porte de la salle de bains, je me serais levée, j’aurais posé le bout du canon de mon pistolet contre le bout de tissu derrière lequel roupillent ses couilles, et j’aurais vidé mon chargeur sans état d’âme.
Je prends une longue inspiration et je poursuis ma démonstration :
— C’est la preuve que tu m’as violée.
— Arrête, casse-toi maintenant. Tu pourras jamais rien prouver. J’appelle la police.
— Je t’ai dit qu’on n’est pas dans un tribunal.
Je dis ça calmement, surprise par mon calme, tout en relevant un peu le canon de mon pistolet qui a tendance à piquer du nez.
— Je t’ai laissé le choix de dire la vérité, je sais que tu mens.
Je parle trop, je m’étais dit, Didi, ne parle pas trop, c’est lui qui doit parler, si tu parles trop, ça va merder, t’as déjà assez merdé comme ça — je sais Frank, je dois pas dire que j’ai merdé, mais j’ai merdé.
Je me tais. Je bouge mes mains.
Ses yeux prennent peur — c’est par là que ça rentre, par les yeux, puis ça descend et ça envahit tout le corps — lorsqu’il me voit manœuvrer la culasse, la faire coulisser vers l’arrière, puis la relâcher.
— Tu fais quoi, là, bordel de merde ?
— Je chambre une balle, j’explique, même si ça me semble une évidence, mais tout le monde n’a peut-être pas suivi les cours d’Ernie sur le maniement d’un pistolet. C’est comme ça qu’on dit, je précise calmement, chambrer une balle, c’est la première étape, après ça on est prêt à tirer.