Je roule dans la ville éclairée. Une jolie lune se glisse derrière les buildings. Je sais pas quoi penser du fait qu’elle était là avant ma naissance, qu’elle y sera encore après ma mort. Ça devrait me foutre le cafard ? Je sais pas quoi faire du pistolet de Frank, j’ouvre la fenêtre et je hurle à tue-tête sans respirer :
— Frank-Cinatra-Mais-Ça-S’écrit-Pas-Pareil !!!
Quelques coups de klaxon me font écho.
Je tremble encore, putain je me dis, putain t’es folle ! Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ? De là où tu étais ? Avec qui ? Tu te rends compte que ça aurait pu très très très mal tourner !!!
Dans les jours suivants, les semaines suivantes, je saurai pas quoi faire du pistolet, je saurai pas quoi faire de la vidéo de mon violeur en train de se confesser. Ses aveux ! J’ai ses aveux ! Je saurai pas quoi faire. De moi, de tout.
Au téléphone, Abril me dit qu’elle va en parler à quelqu’un. Elle en parle à quelqu’un et me rappelle quelques jours plus tard. Je suis toujours dans un motel, à Houston, je m’étais même pas rendu compte que je dormais sur une île. Puis je me suis également rendu compte que c’est plus Houston, mais Galveston, j’avais encore longtemps roulé après ce repas et cette tentative de viol, sans m’en rendre compte j’avais quitté Houston, traversé d’autres villes, parcouru près de cent kilomètres, franchi un pont et, sans savoir comment, arrêté ma voiture devant ce motel. Dans la journée, je traverse le boulevard pour aller marcher sur le sable de la plage. Mes pieds nus foulent la frange d’une eau fraiche qui s’étale jusqu’au rebord invisible d’une baignoire géante.
Une douleur, pas forte mais tenace, sur l’arrière de ma cuisse, là où frotte l’élastique de ma culotte, surtout lorsque je marche. J’y découvre dans le reflet d’une glace deux petites coupures qui se croisent en X. Et je me souviens du couteau que j’avais senti dans sa main.
— Tu le menaçais du pistolet, c’est ça le problème.
Il avait eu tort de me prendre pour une conne. Chad, c’était de loin le plus calé pour tout ce qui est bidouillage de téléphone, il m’avait fait télécharger une application et m’avait montré ce que je devais faire pour que mon enregistrement soit directement sauvé dans le Cloud. Et partagé avec les amis que je voulais. Abril l’avait vue en direct.
— Je le menaçais pas vraiment, j’ai dit.
— Mon ami dit qu’il va prétendre que tu lui as extorqué cette confession en le menaçant. Est-ce qu’il aurait raconté tout ça si tu n’avais pas eu l’arme ?
— Comment savoir ? On peut faire qu’une seule chose à la fois dans la vie, pas deux en même temps, alors je sais pas ce qui se serait passé, mais le pistolet était dans mon sac.
— Et il le savait.
— Et il le savait, oui.
— Et il l’a vu, non ?
— Il n’y a rien à faire, c’est ça ?
— Il n’y a pas de sperme, pas d’adn, non ?
— Non.
— Juste sa confession alors que tu menaçais de tuer sa famille.
— Tu crois que j’aurais pu leur faire du mal ?
Jamais.
Jamais. Même maintenant, j’aimerais trouver un moyen de ne pas la blesser. Ni elle ni ses filles. Comment ? Pas de réponse. J’ai un pouvoir qui tout à coup me fait peur. Comme d’autres peuvent changer des atomes d’air en boules de feu, se rendre invisibles, lire dans les pensées, bouleverser le monde avec leurs super-pouvoirs — j’ai vu ça dans des films avec mon mari — j’ai moi aussi le pouvoir de modifier des vies, à elle et à ses filles. Le pouvoir de les rendre malheureuses. D’abattre sur elles des jours, des mois, des années de souffrance. Elle me haïra d’avoir abusé de son hospitalité, de m’être introduite chez elle pour venir briser leur bonheur. J’ai vraiment le droit de faire ça ? De leur faire ça ?
Avant que sa femme ne revienne d’avoir couché leurs filles, il m’avait demandé ce que je comptais en faire, de la vidéo. Tu veux du fric ? il m’a dit. J’avais rien répondu. Je savais pas ce que je comptais en faire. J’avais rien prévu. Le fric, ça m’intéresse pas, il permet pas d’oublier, pas de revenir en arrière, il lave rien, même pas l’intérieur d’un chiotte. Et ce que j’avais prévu de faire, lui tirer quelques balles dans les couilles, bah, ça non plus je l’avais pas fait.
On peut pas vivre deux vies en même temps. Alors j’ignore ce que j’aurais fait si ce connard n’avait pas cherché à me violer encore une fois et me voler mon téléphone et s’il m’avait pas menacée. J’ignore si j’aurais préservé leur vie, à sa femme et ses filles. J’ignore si ça aurait été une meilleure décision, de garder ça pour moi, et de me dire que ce qui est fait est fait, de parier sur le fait qu’il avait eu la peur de sa vie et qu’il n’aurait plus jamais recommencé. J’ai demandé conseil à personne avant de faire ce que j’ai fait.
Je me suis remise sur Facebook, mais avec de fausses informations, personne peut savoir que c’est moi. Mon nom, c’est Cinatra Pas Pareil. Et ma photo, c’est juste un chapeau, un fédora. J’ai cherché cette femme et je l’ai demandée en amie. Dans ses amis à elle, j’ai vu la photo de son mari, mais pas question qu’on soit amis, même virtuellement. J’ai aussi demandé à plein d’inconnus, femmes ou hommes ça n’a pas d’importance, et les quelques amis de Slab City qui ont un compte, et quelques amis d’avant, je me suis inscrite sur autant de pages que je pouvais, sans oublier celle du restaurant près des Twin Rocks. Même les pages de Clint Eastwood et de Frank Sinatra, le vrai, même s’il est mort. Et autant de groupes que je pouvais, surtout les #meetoo. Et toutes les pages et les groupes qui ont un lien avec Burning Man. Ça commence à faire du monde.
Je suis bien dans ce motel, j’aurais pu y rester plus longtemps. J’en suis partie après avoir posté la vidéo de la confession de mon violeur sur Facebook, sur mon journal que j’ai rendu public, sur toutes les pages et tous les groupes qui m’avaient acceptée, et surtout sur le journal de la femme de mon violeur. Elle avait accepté ma demande, on était devenues amies. Elle, c’est sûr, elle reconnaîtra l’homme qui parle dans son salon.
C’est derrière moi. Je veux oublier ce salaud.
J’ai quitté le motel, j’ai repris la route. J’ai plus ouvert Facebook. J’ai évité toutes sources d’information. J’ai passé les mois suivants dans la neige. Un hôtel perdu dans le Montana, le Parc National de Glacier, le plus loin possible de Houston sans sortir du pays, plus de 3 000 kilomètres. J’avais rien prémédité de plus que de rouler loin. Je me suis arrêtée dans un hôtel pour y passer la nuit, on cherchait une femme de chambre.
Femme de chambre, je trouve que ça me va bien.
Je m’attends à voir débarquer les flics, ils finiront bien par retrouver ma trace. Aucun flic. J’ai prévenu Abril que je voulais rien savoir, alors elle me dit rien lorsque nous nous parlons au téléphone, rien de cette vie de moi que j’ai laissée derrière. Si les flics étaient à mes trousses, je crois qu’elle m’aurait tout de même prévenue.
J’ai pas couché avec un homme depuis Burning Man. Non, je peux pas dire que j’ai couché avec lui, c’est pas ça, coucher, il m’a violée, c’est ça qu’il faut dire, il m’a violée. J’ai plus eu de rapport sexuel, consenti ou non, avec personne depuis la dernière fois que cet homme m’a violée, voilà, c’est précis.
Ni aucune relation avec une femme, même si je me serais bien laissée tenter par Abril.
Les hommes que je croise dans cet hôtel, des touristes de passage, d’autres qui y travaillent, d’autres encore qui nous livrent régulièrement, tous me prennent pour une gouine, la rumeur se répand que je couche pas. Alors des femmes tentent leur chance et, constatant à leur tour que je couche pas, me prennent pour une sorte de bonne-sœur, une extraterrestre, ou quelque chose comme ça.
Je comprends pas ce qu’ils me trouvent, elles et eux, je me maquille plus, mes cheveux abandonnés ressemblent à des serpillières mal rincées, mon corps m’est étranger, je ne l’occupe plus.
Seule dans la neige, comme si le froid allait me protéger. De quoi ? Je trouverai bien.
Quelque part sur les trois mille kilomètres qui me séparent de Houston, j’ai jeté le pistolet de Frank. Pour qu’il soit broyé, j’ai choisi une benne à ordure. Il m’en veut pas, je le sais. C’est le genre de type, on peut lui faire n’importe quoi, il vous en veut jamais.