J’avais pris mon café — Frank n’a que des gros mugs, aucune tasse, j’avais choisi un petit verre, c’était devenu mon verre à café — et lui son mug de citron chaud. On s’était installés près du feu pour boire. Il en avait avalé quelques gorgées. Tu me fais goûter ton café ? il me demande d’une faible voix à peine audible.
Je me penche, il le prend, boit une mini-gorgée, c’est bon, il dit.
— Tu peux le finir.
— Non, il sourit. Je voulais juste me souvenir.
Je reprends mon café. Il n’avait pas eu le courage
de rejoindre les autres dans la mare chaude. Pour réveiller les flammes fatiguées, il les avait nourries de quelques éclats de palettes. J’avais dû l’aider à s’accroupir, je lui avais fait passer le bois, puis aidé à se relever pour se laisser tomber dans son fauteuil.
Il n’avait plus touché son clavier depuis ce jour-là. Il n’avait plus refait l’amour avec Abril non plus.
Son fauteuil, c’est un Adirondack qu’il s’est construit avec des palettes. Il a fait un trou dans l’accoudoir gauche pour y glisser son mug. Il s’y endort parfois.
Il s’y endort en ce moment.
Je le regarde sans bouger, je suis à moins de deux mètres de lui, on évite de se coller depuis que je suis arrivée dans sa vie, j’ai vite compris qu’il maintenait une certaine distance, la distance de pudeur, pour ne pas m’incommoder. Je respecte. Il y a quelques exceptions, comme cette partie de jambes en l’air avec Abril, d’autant plus improbable. Il m’a offert son monde sans jamais m’imposer sa présence.
Depuis trois semaines, Frank n’est plus tout à fait le même. Je l’ai surpris au téléphone, il semblait s’adresser à un répondeur, j’ai entendu ces mots avant de refermer la porte : juste pour te dire adieu. J’étais pas sûre d’avoir bien compris, maintenant, alors qu’il s’endort près du feu, je sais que j’ai bien entendu. Plus tard, quand j’appellerai sa sœur pour la prévenir, elle me dira de ne rien faire pour sa fille, c’est elle qui se chargera de la prévenir de la mort de son père. J’ai cru également avoir mal entendu, Frank a une fille ?
Il a même été marié. À une Kathy. Ses amis me racontent ça. Quand il est tombé malade, sa femme l’a soigné avec des plantes, des recherches sur internet, des conférences où elle s’était rendue exprès, les vitamines, le thé vert, les omégas-3, les baies de goji, le citron, même le poivre de Cayenne et les fameuses soupes aux brocolis, champignons et épinards dont il raffole toujours. D’après ses amis, Frank n’a jamais eu de rancune contre sa femme, jamais un mot de travers, jamais. Il lui était même très reconnaissant de lui avoir fait toucher du doigt la médecine traditionnelle chinoise — il adorait utiliser cette expression, toucher du doigt, raconte Chad, rapport à sa prostate et au toucher rectal, c’était son humour.
Au début, cet idiot avait gardé ça pour lui, peste Abril entre ses dents, ses problèmes urinaires, ses interminables séances pipi, son goutte à goutte. Lorsqu’il n’avait rien pu faire d’autre que de consulter et qu’on lui avait diagnostiqué son cancer, Frank travaillait dans un petit cabinet d’avocat, pas en tant qu’avocat, mais comme assistant. Comme beaucoup de petites entreprises, le cabinet d’avocat n’offrait aucune assurance santé. Depuis une quinzaine d’années, c’est l’assurance santé du travail de sa femme qui les couvrait — toute entreprise de plus de vingt employés a l’obligation d’offrir une couverture sociale, précise Ernie — manque de pot — ça arrive, confirme Ernie — la fabrique de mobile-homes qui l’embauchait avait dû appliquer un plan de restructuration, sa femme avait été licenciée quelques mois plus tôt. C’est peut-être pour cette raison que Frank avait gardé pour lui ses soucis de pipi, en perdant son boulot, sa femme avait également perdu l’assurance santé qui allait avec.
Lorsque son employeur avait découvert que Frank passait plus de temps aux toilettes qu’à son bureau, Frank n’avait pas eu d’autre choix que de remplir un carton de ses affaires et de rentrer à la maison rejoindre sa femme : ils étaient deux sans emploi à présent.
Mais un cancer de la prostate, c’est pas un rhume : l’hôpital, le toucher rectal, l’irm, la chirurgie, la chimio, il aurait fallu vendre leur maison pour payer tous ces frais. C’est à ce moment précis que sa femme s’était découvert une foi sans borne pour la médecine douce dont elle n’était jusque-là pas particulièrement adepte. Mais cette approche alternative et naturelle avait l’énorme avantage de coûter extrêmement moins cher que la médecine conventionnelle. Pas question de vendre la maison, pas plus que le camping-car dans lequel ils passaient toutes leurs vacances, pour soigner une toute petite glande qui d’ailleurs ne servait plus à grand-chose, elle disait, ça faisait longtemps qu’ils ne faisaient plus l’amour.
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C’est l’élection d’un président noir qui lui avait sauvé la vie. Grâce à l’Obamacare, Frank avait pu être soigné. Mais trop tard. Des métastases avaient largement eu le temps d’aller coloniser quelques autres parties de son corps. L’opération de sa prostate lui avait surtout permis de diminuer le temps passé dans les toilettes à vider sa vessie. Pour ce qui est de sa vie, c’était que partie remise.
Puis un jour, Kathy, sa femme, lui avait annoncé son intention de divorcer. L’odeur des médicaments, elle disait, l’odeur de la maladie, l’odeur de la mort qui rôde, j’en peux plus. Frank avait juste négocié le camping-car. Sa femme avait râlé pour la forme, elle n’y perdait pas au change, loin de là, le camping-car n’était pas de la première jeunesse. Lorsqu’il était parti au volant de ce qui allait devenir sa maison permanente, sa fille avait fait le voyage depuis l’état voisin pour lui dire adieu. Il ne les avait plus jamais revues. Pas faute d’avoir essayé, d’après ses amis.
— Qu’est-ce qu’elle lui reprochait, sa fille ? je demande.
— Rien, d’après ce qu’on sait, répond Abril, elle était partie faire sa vie ailleurs, c’est tout.
— Sa mère l’avait montée contre Frank ?
— On sait pas, Frank n’a jamais rien dit. Il n’en parlait pas.
Je suppose que c’est à sa fille qu’il laissait un message d’adieu le jour où je l’ai surpris.
Frank avait fini par se poser dans ce désert, dans cette communauté hors les clous de rebelles, de marginaux, de paumés. D’hommes et de femmes qu’on avait poussés vers cette liberté, ou qui, pour certains, l’avaient choisie.
Frank glisse doucement et plus profondément dans son sommeil, sa respiration en prend le rythme. Nous venons de manger des pancakes, délicieux, j’en mangerai plus jamais d’aussi bons. C’est une fin de matinée agréable. Je bois les dernières gorgées de café. Un léger vent cherche à se faufiler sans bruit entre les fourchettes, les boulons, les gonds de portes et autres objets hétéroclites suspendus par du fil de pêche : c’est un carillon à vent fabriqué par Frank. Lorsque la queue du vent les frappe, les objets plus ou moins rouillés se cognent en produisant un son mat. Quelques chiens semblent y répondre, des canards s’appellent sur le canal. Deux d’entre eux, dans le ciel, foncent en direction de l’eau. Vus de là- haut, les caravanes et les camping-cars disséminés dans Slab City ont un air de campement indien.
Il n’y a plus grand-chose à faire, Frank le sait, le foie et les reins se sont mis en grève illimitée, ça l’amusait bien de dire ça, un brin fataliste, un brin pas trop rassuré tout de même, faut bien se résigner, il rajoutait, ça sert plus à rien de chercher à remonter le courant, et de toute façon, j’ai plus la force. Non, il avait plus la force. Son corps le lâchait. Même plus l’énergie pour s’asseoir devant son clavier et faire sonner quelques notes de l’estuaire de la cinquième. Ses organes ne produisent plus que des toxines qui lentement l’empoisonnent. Il avait refusé toute assistance externe, toute machinerie qui l’aurait maintenu en vie quelques miettes de plus, de la menue monnaie de vie, il disait en ricanant, j’ai jamais rien demandé, je vais pas me mettre à mendier à mon âge.
Mon corps comprend le premier. Je me lève pour franchir la distance de pudeur, je m’assieds près de lui, j’hésite encore à lui prendre la main, je regarde ses poils de barbe s’agiter lentement sous son souffle, comme un store de fil devant une fenêtre. Le courant d’air se fait rare. Je regarde autour de moi, j’espère voir les amis de retour de la mare. Au moment où je me dis que je devrais courir, sauter dans ma voiture et aller les chercher — je sais qu’il a envie de les sentir près de lui comme je sais qu’ils m’en voudront de ne pas les avoir prévenus, mais si j’y vais, nous reviendrons trop tard, je veux pas le laisser seul, je veux pas laisser ses yeux se fermer sans voir un visage ami, je prends sa main — c’est à cet instant précis que, cheveux encore mouillés, serviette sur les épaules, les amis arrivent. Comment ils savent ?
— C’est Piop, fait Abril.
Piop ne quitte jamais sa montre pour se baigner dans la mare — elle risque rien, elle est waterproof — il garde pourtant toujours son bras droit en l’air comme il le garde hors du jet de la douche. Dans la mare, Piop ne parle jamais de « John qui vient samedi », jamais.
— Soudain, il est devenu grognon, comme lorsqu’en voiture les cinquante minutes se sont écoulées. Je lui ai dit de sortir de la mare, s’il voulait faire sa danse du rituel, mais ça se voyait qu’il y avait autre chose. Il a collé sa montre à son oreille, puis il a dit : Frank. Quoi Frank ? j’ai demandé, avant de me rendre compte qu’il venait de prononcer un nouveau mot pour la première fois depuis qu’on le connait.
— Je voulais venir vous chercher, mais j’ai eu peur de...
Abril m’enlace sans me laisser finir ma phrase, t’as bien fait, elle dit, t’as bien fait.
Frank a entr’ouvert les yeux pour voir ses amis. Un maigre sourire. Ça fait chaud au cœur de se dire qu’il va emporter dans son regard les regards de ceux qu’il aime et qui l’aiment. Personne n’a un mot plus haut que l’autre, personne pour lui dire que tout va aller bien, qu’il va se remettre, que c’est pas encore aujourd’hui que la faucheuse va venir lui couper la vie comme on coupe l’eau ou l’électricité à un foyer qui ne paie plus. Pas de mensonge. Juste la vérité des amis présents, leur présence, leur chaleur.
D’autres personnes que je connais moins viennent à leur tour. Jeff, le collectionneur de bouteilles vides qui marque les jours qui passent de cette façon, en empilant les bouteilles de vin qu’il boit dans la journée. Frank m’a montré l’empilement le long de la petite caravane dans laquelle vit Jeff, c’est pas des bouteilles ordinaires, elles doivent contenir trois litres chacune. Anthony, qui a créé le café-internet en plein Slab City. Le vieux Dave qui chaque matin arpente les pistes entre les divers baraquements en chantant des hymnes chrétiens, ou encore la jeune Cornelius, la blonde aux dreadlocks, qui de ses mains a bâti la grande bibliothèque. Il m’a fallu plusieurs semaines avant d’accompagner Frank et choisir un livre. Rien qu’un ? s’est exclamé Cornelius. Il y en a trop, prends- en plus s’il te plaît ! J’en ai pris trois, déjà terminé deux.
Frank ne parle plus depuis qu’il a bu une petite gorgée de mon café. Ses yeux ne répondent plus aux regards de ses amis. Sa bouche s’entr’ouvre pourtant, son visage est tourné vers moi, c’est peut-être un hasard. S’il parle, ses mots sont inaudibles, son souffle n’a plus la force de les porter hors de sa bouche, non c’est pas un hasard, c’est moi qu’il regarde, ses lèvres silencieuses forment deux mots qu’il m’adresse dans son dernier effort : mon petit.
Puis il s’endort. Lourdement. Ses poils de barbe ne frémissent presque plus. Mes yeux se répandent sur mes joues, un goût de sel sur mes lèvres. Je ne me sens pas triste, pas encore. Ça viendra.