Je réponds oui à la jeune bénévole qui me demande si c’est la première fois que je viens. Oui, oui, oui.
J’ai pas l’impression de mentir. L’année dernière, j’avais pas vraiment été là, mon corps peut-être, oui, torturé, vrillé, violenté, mais pas moi. Moi, j’y étais pas. Moi, je suis jamais venue ici.
Et si c’est un mensonge, il n’est pas prémédité, j’avais oublié qu’on me poserait cette question. Ma réponse a été spontanée. Oui, oui, oui.
J’ai acheté une tente. Le billet, c’est Frank qui m’a fait la surprise. Longtemps après sa mort. C’est à croire que les morts aiment me faire des surprises. David, mon mari, c’était les sièges en peau d’autruche. Frank avait laissé les instructions et l’argent à Abril. Elle s’est occupée de tout, j’ai reçu les deux billets à l’hôtel alors que la neige commençait à fondre. Un billet pour moi et un pass pour ma voiture.
Quand j’avais dit à Frank que je me souvenais de l’arrivée à Burning Man et du baptême de la poussière, il m’avait dit que les Apaches faisaient ça aussi, il y a longtemps, se rouler dans la poussière. Les parents se débrouillaient toujours pour ramener leurs enfants là où ils étaient nés, pas une maternité comme aujourd’hui, avec une adresse et un code postal. Comment ils faisaient pour se souvenir ? Ils étaient tout le temps en déplacement, moi je me perds en allant faire mes courses, mais ils revenaient, sans gps pour les guider — au rocher prenez la troisième sortie, vous arrivez près de l’arbre de votre naissance — et les enfants se roulaient dans la poussière une fois vers l’Est, puis le Sud, comme ça quatre fois, vers chaque point cardinal. Histoire de faire corps avec l’endroit où ils appartenaient, faire corps avec la terre, la source de toute vie.
Je me roule dans la poussière. La bénévole me tend la main pour m’aider à me relever, c’est pas fini je lui fais comprendre en agitant la mienne, incapable de parler. Je change de point cardinal et je me roule à nouveau.
Elle me regarde sans un seul commentaire. Je me secoue même pas après mon dernier roulement. Elle me quitte pas des yeux, aussi gros que les questions qui lui brûlent les lèvres. Je parviens à lui dire que les Apaches faisaient comme ça.
— Vous êtes apache ? elle me demande.
Non, non, non, je suis pas apache. Moi, je suis blanche, aussi perdue sans mon gps que Blanche Neige sans ses sept nains, égarée, incapable sans l’aide de la géolocalisation par satellite de retrouver ma route jusqu’à ce désert du Nevada où un type m’a droguée et violée pendant une semaine. Souillée. Blanche, tu parles !
Elle sait pas quoi faire, la jeune bénévole, aucun instructeur pendant les cours de préparation à cette semaine de bénévolat en plein désert pour la briefer sur une folle qui, après s’être vautrée dans le sable et avoir frappé la cloche à plusieurs reprises, hurle : « je ne suis plus vierge ! » et pleure à gros sanglots, toutes vannes ouvertes, debout dans des vêtements et des cheveux recouverts de poussière. Un chagrin qui suffirait à reboiser quelques hectares de ce désert.