48. LE SOLEIL A ENTAMÉ SA NUIT
Ça crache du feu partout, la bouche des hommes, des machines... On m’offre quelque chose à boire, j’hésite, je me souviens du champagne, il y a un an, puis du trou d’oubli qui a suivi, ne pas juger une communauté à ses brebis galeuses, j’ai soif, je trempe mes lèvres, j’avale quelques gouttes, c’est bon, c’est frais, ça a goût de coca mais c’est légèrement amer. C’est la dernière mode en Argentine, me dit la fille. Chez les jeunes. Coca et Fernet Branca, une boisson importée en Argentine par les émigrants italiens il y a plus de cent ans. Le couple aussi est jeune et argentin. Elle est nue sous des voiles de tulle, des paillettes collées à même son corps dessinent des arabesques, je dis arabesques parce que je comprends pas ce que je vois, il y a sans doute une signification, j’ose pas demander. Lui est habillé en femme, beaucoup de tissu, beaucoup de couleur, ça me rappelle quelque chose, je suis allée à plusieurs reprises dans cette boulangerie, à l’angle de San Pablo et de Delaware street, à Berkeley, Casa Latina, les murs sont recouverts de tableaux représentants cette femme, j’ignore son nom, Frida Kahlo ils disent en même temps. J’ignorais qu’elle était argentine. Mexicaine, ils me reprennent, mais j’aime beaucoup son travail, précise le jeune Argentin.
Le soleil a entamé sa nuit, une autre magie s’installe. Le Texan ne m’a pas menti là-dessus, un monde de lucioles s’est réveillé, je dois être la seule éteinte dans ce paysage de lumières déambulantes. Une danse païenne s’empare de la Playa. Païenne, on pourrait croire qu’on sacrifie des animaux — de toute façon ils sont interdits, les animaux — ou des gens, non, on sacrifie personne, même si on croise des sorcières et des sorciers. Le seul qu’on sacrifie, c’est l’homme géant. Il est en feu. Les musiques se mélangent. Les gens aussi.
Les jeunes Argentins sont partis offrir leur boisson à d’autres. Je voudrais que mes amis soient ici, avec moi, les vivants et les morts. Abril aurait pris sa guitare et j’aurais chanté la chanson de Frank.
Il y a un peu plus d’un an, j’aurais pu devenir amie de ces dizaines de milliers de personnes qui nourrissent cet endroit de leur présence, de leur vie, de leurs envies, de leurs délires, leur joie, ils ne sont ici que pour donner, partager, pousser la porte de cette ville qui n’existe pas et quitter leur univers, vivre la vie de l’avatar qu’ils se sont créé pour échapper pendant sept jours aux 51 autres semaines de leur temps.
J’aurais bu leurs verres sans retenue, partagé leurs bras, leurs lèvres, j’aurais ri, volé dans leurs avions, dansé dans leurs chars, mangé leurs champignons, patiné devant un Golden Gate Bridge en contreplaqué, chevauché leur scorpion, moi aussi je serais devenue sirène, sorcière, femme de sable, ange plumé en string, mère Noël aux seins nus, Argentine vêtue de tulle, Princesse d’Angleterre, lady Didi !
Mes yeux se remplissent avec bonheur de cette foule immense, belle, joyeuse et attirante. Mais une force me maintient à distance, une force qui émane de moi et me rejète.