3. LE GROS BAZAR
Sous un toit de branches de palmier, à l’ombre, il joue de la musique. Sous son casque. Alors je n’entends que ses doigts sur les touches. Il n’aime pas jouer devant quelqu’un. Il joue pour lui, pas pour les autres, c’est ce qu’il dit. C’est pas de l’égoïsme, plutôt de la timidité. Lorsqu’il y a quelqu’un, comme moi en ce moment, il joue dans son casque. Il a l’air de bien jouer. Même si parfois je vois que ça va pas, qu’il doit recommencer, il marmonne son mécontentement entre ses lèvres, aucune partition devant lui. Ce qui est sûr, c’est que ses doigts se déplacent plus agilement sur le clavier que lui sur ses deux pattes.
Il me faudra plusieurs jours pour comprendre à quoi est due sa drôle de démarche. C’est son bazar qui le gêne. Comme s’il avait enfilé un protège-couille beaucoup trop grand pour lui. Ou comme si un melon avait poussé là, derrière la braguette de son pantalon.
Souvent il recouvre son bazar d’une main, comme une poule couve ses petits. Sauf que sa main n’est pas assez grande pour emmitoufler complètement son bazar. Il est moins timide pour parler de son bazar que pour la musique.
— En fait, c’est pas vraiment mes testicules qui ont gonflé, mais plutôt le scrotum. Le scrotum, c’est la poche dans laquelle il y a les testicules, comme un sac, un cabas, tu vois, pour les commissions. Comme un genre de sac à dos mais sans les bretelles. C’est tout de même les seuls organes, enfin pas vraiment un organe, c’est une glande, mais elle est en dehors du corps ! C’est la seule qui soit à l’extérieur du corps, exposée à tous les dangers. Pourquoi elle est comme ça, comme un enfant qu’on punit en le jetant dehors dans la nuit ? On l’ignore. Besoin d’être refroidie ? Crainte de trop de pression à l’intérieur ?... On en sait rien. Ce qu’on sait, c’est que le moindre coup, ça fait mal. Alors on a ce sac, ce scrotum, parce qu’il faut bien les maintenir. Et ça les protège aussi un peu, pas beaucoup, un peu. Au début, quand ça a gonflé, je mettais de la glace, ça soulage, j’en mets plus maintenant. Les docteurs me disent que c’est le nouveau traitement qui fait ça, que ça devrait passer, ils me donnent des pilules pour que ça passe, ça passe pas du tout. Je me demande s’il y a pas autre chose.
Parfois, je préfèrerais qu’il joue de la musique, qu’il ôte son casque, j’aimerais entendre ses notes plutôt que son bazar. J’ai l’impression qu’il joue toujours le même morceau, en tout cas ses doigts voltigent toujours de la même façon. Suivant sur quel siège je m’installe autour du feu, je les vois plus ou moins, ses mains, je sais que ça le dérange si on le regarde jouer, même sans rien entendre.
Je crois pourtant l’avoir entendu jouer. Les premiers temps, j’avais peut-être pas dormi 24 heures sur 24. J’avais cru une radio ou un CD. Ou alors trop dans les vapes pour croire quoi que ce soit. Mais je pense que c’était lui qui jouait. Il me croyait dans un sommeil profond, je le gênais pas, j’existais pas. J’ai juste le souvenir de quelques notes.
J’aime le son des doigts sur le clavier. Parfois c’est un ongle qui claque sur la touche, il n’aime pas ça, il secoue la tête, marmonne comme un patineur qui vient de louper un saut et met un genou à terre, pas content de lui. Mais c’est pas souvent. Le reste du temps, les coussins de chair sur le clavier, ça fait comme de grosses gouttes de neige, pas des flocons, on n’entendrait rien, mais des gouttes de neige. Je sais pas si ça existe dans la vraie vie, mais c’est ce que j’entends. De grosses gouttes de neige sur un bout de bois, un banc peut-être, recouvert de je sais pas quoi qui ferait ce son, quelque chose d’un peu métallique, mais sans métal. Que ses doigts se posent là ou là, sur une touche ou une autre, blanche ou noire, c’est toujours le même son. Il n’y a que le rythme qui change, le nombre de gouttes qui tombent au même moment, ou de façon très rapprochée, ou plus espacé
— C’est quoi que tu joues ? je lui demande. Jazz ? Classique ? Blues ?
— Non, il fait.
— Tu me feras écouter un jour ?
Seul son sourire énigmatique me répond, un sourire qui veut rien dire, ni oui ni non. Ce sourire, c’est sa façon de se dérober, il sourit puis parle d’autre chose, en général de son bazar.
— C’est comme si j’avais là — sa main s’y pose comme si elle était papillon — deux grosses joues énormes, aussi rondes et presque aussi grosses que deux boules de bowling, et au milieu rien qu’un tout petit, tout petit nez.
Lorsqu’il avale ses tonnes de cachets par petites poignées, il fout son autre main sous son bazar. Par peur sans doute que sous le poids de ces tonnes de produits chimiques, ou par peur d’un effet secondaire incontrôlable, son bazar se décroche d’entre ses cuisses et tombe sur ses pieds, et roule, qui sait, comme deux boules effectivement sur la piste d’un bowling. Il serre les dents, anticipant la douleur qui ne manquera pas de le frapper lorsque les deux boules lancées à toute vitesse entreront en collision avec les dix quilles. Parfois il dit que ça lui fait aussi mal que s’il avait là deux énormes oursins, retournés comme un gant, les piquants vers l’intérieur, plantés dans leur propre chair, des dizaines d’aiguilles... Je sais pas comment c’est possible, mais ça doit faire hyper mal.