J’ai rien sur moi qui appartenait à mon mari, si ce n’est quelques photos de lui dans mon téléphone. En quittant Slab City et les amis de Frank qui étaient devenus les miens, j’ai oublié la photo de David dans l’enveloppe, avec celle de Clint Eastwood et des autres qui étaient un jour montés dans ma voiture. J’ai dû fouiller mon compte de messagerie internet pour en retrouver, j’avais dû les envoyer à mon mari. Toutes les autres photos, elles sont restées dans le téléphone que le Texan a sans doute jeté dans des chiottes, j’ai oublié de lui poser la question. Je les regarde une à une, lentement, il y rit, il y mange, il y est loin ou trop près, il y dort, il y bouquine, il y travaille dans son atelier, il y conduit, il y est avec moi.
J’ai choisi un joli portrait, une balade sur Albany Bulb, derrière le champ de courses, avant que la ville n’en chasse tous les sdf qui y avaient trouvé refuge.
La péninsule, c’est mon mari qui m’explique, est un ancien dépotoir. On venait y jeter des ordures, des ruines, des plaques de béton armé...
David pose devant une immense femme dont le corps est façonné de bouts de bois eux-mêmes façonnés par la mer, ses longs cheveux de fines branches flottent derrière elle — une sorcière ? — jupe en feuilles de tôle, elle court, bras tendus devant elle, mains ouvertes, paumes tournées vers le ciel. Est-ce qu’elle sort de l’eau de la baie, derrière elle ? Est-ce qu’elle fuit un danger ? Est-ce qu’elle supplie une quelconque miséricorde ? Ou est- ce que, de ses mains tendues, elle offre ? Mais quoi ?
J’aurais pu rencontrer des sculptures identiques dans Slab City ou ici, à Burning Man.
— Elle aide un ange, me dit mon mari, elle l’aide à s’envoler à nouveau, c’est un ange, c’est pourquoi on ne le voit pas, elle seule le voit, il était tombé du ciel, sans doute elle l’a soigné, maintenant il est guéri, elle le pousse vers le ciel, pour qu’il vole à nouveau, qu’il retourne là-haut raconter ce qu’il a vu.
Il me regarde et il sourit, il vient de tout inventer à l’instant.
Mon mari adorait lui rendre visite — alors ? comment ça va depuis la dernière fois ? Puis s’ensuivait un inventaire du passage du temps, il constatait l’apparition de nouvelles couleurs sur sa jupe, la disparition de quelques branches remplacées par d’autres, il les repérait facilement. Il sourit à la caméra, sur le portrait, j’aime croire que c’est à moi qu’il sourit, moi qui fais la photo. Il est beau. Je l’aime.
Je cale mon téléphone derrière le chapeau de Frank, entre des poutres. Mon mari sourit sur l’écran. J’ai désactivé la mise en veille automatique, le téléphone ne s’éteindra que lorsque la batterie sera vide. Si j’ai bien calculé, il ne s’éteindra jamais, il sera brûlé avant. Avec le temple. Et le chapeau de ça s’écrit pas pareil.