à mon ami Michel Dietz (1950-2016)
J’ai merdé. Paraît qu’on m’a retrouvée à poil dans une cabine de chiottes. Pas belle à voir. J’ai merdé.
Le mec qui me dit ça, je le connais pas. Il me dit pas que j’ai merdé, besoin de personne pour ça. Il me dit qu’il m’a retrouvée à poil dans une cabine de chiottes. Je suis chez lui, je dors chez lui, je le connais pas, jamais vu. Ça fait tout chose de se réveiller chez un inconnu. C’est pas la première fois. C’est pas parce que tu baises une nuit complète avec un mec que ça reste pas un inconnu. Une nuit de baise, c’est comme une grosse cuite, le matin tu prends une douche et tout part dans le siphon avec le sperme séché et les poils morts. Y compris le visage du mec. Ou de la nana. Je parle d’une vraie nuit de baise, où ça pourrait être n’importe qui en face, les nuits qui déchirent les draps, un cocktail que t’avales verre après verre. Presque, tu cherches même plus le plaisir. Juste la défonce, te faire défoncer par tout ce qui peut entrer en toi, une anesthésie, un voyage dans l’oubli.
Là, le mec, je suis sûre de pas avoir baisé avec lui. Comment j’en suis sûre ? C’est une vraie bonne question. Mon corps me le dit. Je lui fais confiance. Et le regard du mec me le confirme. Un mec qui t’a baisée, quelque chose lui reste dans les yeux, pas pour l’éternité, faut pas exagérer, mais ça devrait encore s’y trouver. Aucune trace dans les siens.
Alors ça fait tout chose de se réveiller chez un inconnu avec qui je suis certaine de pas avoir baisé. C’est même flippant.
Un camping-car. Ça roule pas. Le mec est venu plusieurs fois s’assurer de mon état, voir comment je vais. Comment ça va ? il me demande à chaque fois. Je réponds pas. Je sais pas comment ça va. Je sais pas ce que je fous ici. C’est à peine si j’ai conscience d’être autre chose qu’une pomme de terre sur le point d’être transformée en purée. Il me demande si j’ai faim. Je sens un truc en moi. Faim ? Je sais pas, je réponds. Tu veux te lever ? Tu veux que je t’apporte une assiette dans le lit ?
Je suis dans un lit ?
Je regarde autour de moi. Je suis dans un lit. Dans une chambre. Et la chambre, c’est que ça, un lit. Si le type veut entrer, il doit monter sur le lit, c’est sans doute pour ça qu’il me parle depuis la porte, c’est ce genre de porte en plastique et en accordéon comme c’est souvent le cas dans un camping-car.
— Qu’est-ce que je fous ici ? je demande.
C’est en mangeant ses œufs brouillés qu’il me raconte.
Heureusement, c’est tout petit un camping-car, même un grand ça reste petit, pratique pour s’accrocher à quoi que ce soit lorsque vos jambes ont été transformées en deux tentacules de méduse gélatineuse. Aussi flageolante qu’une girafe, oui c’est plutôt ça, l’impression d’être une girafe dressée sur ses deux pattes arrière, une seringue hypodermique dans le cul. Je peine à parcourir trois mètres avant de me ratatiner sur la banquette de la table.
Il m’a trouvée dans des chiottes.
C’est ce qu’il me dit. Il y a mieux pour entamer une conversation.
— Tu étais nue, il me dit. C’est mon job, nettoyer les chiottes. Pas toute l’année. Tu as un prénom ?
Oui, je dois en avoir un, il suffit de savoir où je l’ai rangé sous mes cheveux. Je secoue ma mémoire, deux syllabes identiques me tombent sur la langue.
— Didi, je dis, hésitante.
— Bonjour Didi, moi c’est Frank, Frank Cinatra, mais ça s’écrit pas pareil.
Pareil que quoi ? J’aime bien ses œufs, je devais avoir faim.
— C’était fermé de l’intérieur, mais nous on doit tous les ouvrir, pour les nettoyer, c’est notre job. On frappe, on frappe, on appelle, si personne répond c’est que... C’est déjà arrivé que des malins ils arrivent à refermer de l’extérieur, juste pour emmerder, c’est pas si difficile. Ou alors c’est des junkies qu’on retrouve, un collègue en a retrouvé un, mort. On a tous la trouille de ça. De ça et des lingettes, celles pour les bébés, ou celles pour le visage, c’est pareil, même les biodégradables, elles se dégradent pas assez vite, même avec le produit spécial qu’on met dans les fosses, en fait les lingettes, ça devient de la colle et ça bouche les pompes qui aspirent la... Mais bon, trouver quelqu’un mort, c’est autre chose. Un suicidé, ça me plairait encore moins qu’un junkie. C’était toi. J’ai cru que t’étais morte. Parce que t’étais toute recroquevillée sur le sol, tu bougeais pas, tu répondais pas. Merde merde merde, je me suis dit. Par réflexe j’ai cherché le sang, je voyais pas tes poignets, tu les tenais serrés contre toi. Pas de sang. Pas d’aiguille non plus, enfin, pour le peu que j’y voyais quelque chose là-dedans, mais elle pouvait être sous tes fesses. Ou dans le trou des chiottes. Pareil si t’avais avalé des cachets, pas d’emballage, mais ça prouvait rien. Les équipes médicales avaient déjà foutu le camp. T’étais pas complètement froide, t’étais pas complètement morte. Pas morte du tout, je m’en suis rendu compte, mais rien qui me garantissait que t’allais pas mourir dans mes bras. Je t’ai portée dans la cabine de mon camion de vidange, c’est avec lui que j’aspire la... que je vide les fosses des toilettes mobiles, il a une grosse citerne qui peut contenir jusqu’à... bon, on s’en fout un peu. Tu disais rien, tu répondais pas, je t’ai allongée sur la banquette et puis je t’ai recouverte d’une parka, j’en ai toujours une, des fois il pleut, même dans le désert. Et je suis retourné finir mon job. Je me suis demandé si j’avais bien fait, je me suis dit que je devrais peut-être appeler les secours. Mais comme j’ai dit, tous les médics étaient déjà partis. De temps en temps j’allais te voir, tu dormais quoi, t’avais pas l’air d’aller plus mal. C’était mon dernier jour. On a nettoyé toutes les cabines de chiottes. Il y en a près de deux mille. En allant vider le camion, j’ai fait un stop à mon camping-car. Je t’ai couchée dans le lit, tu t’es toujours pas réveillée. J’ai vidangé la citerne, et voilà, mon job était terminé. Je suis passé prendre ma paye. Ils ont toujours besoin d’extras pendant Burning Man. Ça fait pas mal d’années que je fais ça, à Burning Man et d’autres gros événements, des festivals. Ça manque pas de boulot, dans la... oui, bon, dans la merde, quoi. Mais je fatigue plus vite maintenant, les collègues restent plus longtemps. Je pars le premier. La boss est sympa. On se connaît depuis un bail. J’ai pris une longue douche avant de quitter la boîte, on pue toujours quand on travaille dans... là-dedans, quoi. Tu roupillais encore comme un bébé quand j’ai démarré le camping-car. T’as pas plus bronché quand j’ai roulé. T’as dormi pendant près de 1200 kilomètres. Je me suis arrêté deux fois. Tu dormais. J’ai aussi dormi un peu, là, sur la banquette. Je t’ai acheté un hamburger, j’ai pas pensé que peut-être tu mangeais pas de viande, tu manges de la viande ?
Je sens ma tête bouger du bas vers le haut, ça doit vouloir dire que j’en mange.
— Tant mieux. Non, je veux dire, j’ai rien contre ceux qui mangent pas de viande, mais comme je t’avais acheté un hamburger au In-N-Out, ça aurait été dommage si tu n’avais pas mangé de... de toute façon, c’est moi qui l’ai mangé, tu dormais. Et tu dormais toujours quand on est arrivés, tu dormais toujours. Je te refais des œufs ?
— Je sais pas.
— J’en refais, si t’en veux pas, je les mangerai.
Il a quoi ? 50 ? 60 ? Soixante au moins. Ou alors c’est la barbe qui le vieillit. Et ses longs cheveux. Blancs, la barbe et les cheveux. Blancs et longs avec comme des trainées de poudre grise dedans. Ou de la cendre. Les cheveux lui chatouillent les épaules et la barbe lui tombe entre les deux tétons. Il est torse nu.
— J’ai soixante-six ans, il fait, si c’est ça que tu essaies de deviner. Mais je fais plus vieux.