Ça m’est revenu. Pas comme ça, pas tout d’un coup. Frank avait allumé un feu. Il restait quelques flammes qui s’effilochaient dans la nuit. Et j’ai retrouvé ma voiture. Je veux dire, dans ma tête. Sa couleur. Et surtout, et je crois que c’est ça qui m’avait fait paniquer, les sièges en peau d’autruches, cadeau de mon mari après sa mort. C’est con d’être à ce point attaché à des sièges de voiture.
C’est revenu par flashs, plus ou moins longs, la terre rouge, ma voiture, rouge également, les sièges et le garagiste navajo.
J’avais crevé sur une piste. Comment je me suis retrouvée dans ce trou perdu à regarder des rochers jumeaux ? Les Twin Rocks, c’est jamais que deux gros rochers. Le bled s’appelle Bluff, dans l’état de l’Utah. À part le café-restaurant-boutique-de-souvenirs sous les deux gros rochers, y a rien. De dos, on pourrait croire un couple, sans tête, torse nu, jupe de pierre dévoilant le haut de leurs fesses. On peut imaginer leurs bras croisés sur leur poitrine, de dos on peut imaginer ce qu'on veut. De face, c'est rien que deux rochers.
Je sais plus ce que j’ai mangé dans ce café- restaurant-boutique-de-souvenirs, je sais plus si j’avais faim, si j’avais soif.
J’essaie de m'imaginer à poil dans cette cabine de chiottes, il m'a dit que je ressemblais à un petit animal effrayé. Pas effrayé, il s'est repris, mais il n'est pas allé plus loin, pas terminé sa phrase.
J’étais sur la route qui longe Monument Valley, j’avais arrêté la voiture. En même temps que le vent, un petit chien s'est approché. Très rapidement, la terre secouée comme un tapis par des mains de bourrasques a sali le ciel d'une poussière rouge, le décor de western a fondu, mes cheveux contournent mon visage pour venir me gifler le nez et les joues, je me penche vers le chien. Sans doute plein de puces. Il ferme les yeux en toute confiance, se couche sur le dos et m'offre son ventre, pattes repliées, ou alors c'est à cause du vent qu'il ferme les yeux. Je le gratte d'abord du bout d'une chaussure, puis de mes doigts, tant pis pour les puces, ses poils se couchent sous le vent comme une plaine de blés.
On était venus ici ensemble. Avec mon mari. Plusieurs années avant. On avait planté notre tente et le matin il suffisait d'ouvrir la fermeture éclair pour le flashback radical : deux cents ans en arrière, au moins. Avec le soleil qui sort de terre et les Navajos portés par leurs chevaux. Ça venait des Espagnols, les chevaux, il m'explique mon mari, tout comme leurs chèvres et leurs moutons. Grâce à leurs chevaux, ils vivaient de quelques rapines contre les tribus voisines à qui ils volaient d'autres chevaux, et quelques hommes et femmes pour en faire des esclaves. D'autres fois, c'était d’autres Indiens, une autre tribu, qui venaient chez eux leur piquer les mêmes choses. C'était pas toujours cool d'être un Indien. Puis ça l’est devenu encore moins.
Le soleil s'était glissé dans notre tente lorsque, de l’intérieur, je l'avais ouverte. Dans cette tiède coulée jaune, j’avais fait glisser la fermeture éclair du sac de couchage de mon mari pour qu'il cesse de me parler des Indiens et de John Ford — pas le Ford qui fait des voitures, mais celui des films. Sur mon corps nu, des milliers de minis-érections de peau, semblables à celles de pierre qui se dressent tout autour de nous dans ce décor de cinéma, s'étaient hérissées pour célébrer la fraicheur de ces rayons de soleil matinaux, le temps que je m'échappe d'un sac pour me faire avaler par l'autre.
On n'était pas allés plus loin que Monument Valley, avec David, mon mari. Il est mort depuis, alors j’ai dit au revoir au chien et je suis allée plus loin.
Après le Mexican Hat — un rocher-chapeau que j’ai regardé depuis ma voiture — j’ai fait la Vallée des Dieux, j’aurais pas dû, c’est là que j’ai crevé. Un enfant faisait voler un avion, son père m'a demandé si je voulais de l'aide, j’ai dit non, comme si j’avais peur que ça finisse à moitié à poil sur les sièges de ma voiture pendant que son fils joue à s’envoyer en l’air avec son avion téléguidé. Je m'étais juré de plus baiser sur les sièges de ma voiture, à cause de cette odeur de sexe tiède après, et à cause de la peau d'autruche sur les sièges, un cadeau de mon mari pour chasser les odeurs.
On m'a indiqué un garagiste, avant d'arriver à Bluff, c'est un Navajo. C’est pour cette raison que je suis là, à Bluff.
Il était allé réparer je sais plus quoi, je l'ai jamais su, j’ai attendu deux heures. Il n'y avait personne, ni femme ni enfant, mais un cheval, noir ou marron très foncé, je les imaginais pas comme ça, les chevaux des Indiens. Et des chèvres. Et un chien, un peu comme celui de Monument Valley, mais pas du genre à se coucher pour se faire gratter le ventre. Il marchait sans se presser puis, sans aucune raison apparente, il envoyait un jappement rauque vers le bouc qui n'en avait rien à foutre. Pour vingt dollars le garagiste navajo a réparé le pneu. Il n’avait pas de plumes et il parlait pas beaucoup. Il m’a tout de même dit qu’il était allé réparer un je sais pas quoi, j’ai rien compris, c’est pas que je comprends pas le navajo, il parlait anglais, très bien, mais il marmonnait comme s’il savait que de toute façon j’en avais rien à foutre des détails de ce qu’il était allé faire pendant que je l’attendais. Il avait sans doute raison. Il a enlevé la roue de secours sur laquelle j’étais venue jusqu'à lui et installé l'autre à la place, sans dépenser plus de paroles que nécessaire.