Frank me dit que j’ai laissé un mot, derrière le pare-brise de ma voiture, juste avant de partir dans le camping-car de mon futur violeur. Le mot était dans l’enveloppe, avec les photos, il préférait que la mémoire me revienne un peu, à propos des photos, avant de me parler de ça.
J’avais éliminé trois autres types, trois autres amants, des coups de minuit, de midi, je sais plus, il en restait encore sept, sept inconnus. Frank n’a pas voulu que je les punaise sur les murs de ma chambre. Pas parce que parfois il la loue, mais parce qu’un de ces types est peut-être le salaud qui m’a fait ça, tu dois pas dormir avec ce salaud, il m’a dit.
Je les sors de l’enveloppe, je passe de longues heures à les regarder, parfois je les emmène au réservoir d’eau abandonnée et je les tends, une photo après l’autre, aux visages de femmes. Vous les reconnaissez ? je leur demande. Elles me sont d’une grande aide, mais pas pour reconnaître le salaud. Elles savent écouter. Alors je leur parle sans plus aucun contrôle, je crois que je pourrais parler ainsi à Frank, je suis sûre qu'il me prêterait la même attention, mais quelque chose me retient. Avec elles, ça vient tout seul : le désert où j’ai été retrouvée à poil, le camping- car bien plus moderne et récent que celui de Frank, mais dont je ne me souviens presque pas, les journées entières prisonnières que je ne peux qu’imaginer, aucun souvenir, et cet homme qui venait jouir en moi, j’ignore combien de fois, à quel rythme journalier, avec quelle violence, j’ignore même s’il était seul ou accompagné d’une poignée d’amis. Cette absence de souvenirs, ne pas savoir ce qui s’est réellement passé, n’en avoir aucune image, m’oblige à inventer. Sans savoir si je tombe juste, si je brûle, ou si tout au contraire j’ai tout faux. Alors, pour être sûre de ne pas la louper, cette vérité, être sûre de la prendre dans mes filets, je dois imaginer, inventer, fabriquer de toutes pièces toutes les versions de ce qui a pu se passer, toutes. Le moindre oubli et la vérité s’échappe. Et ces images, je ne peux les partager qu’avec ces visages de femmes, des images, des images qui s’accumulent, d’autres possibilités, d’autres déclinaisons, la vérité est forcément là, quelque part parmi tous ces souvenirs imaginés, dans ce fatras d’images inventées, la vérité y est forcément.
Combien ils étaient ? je demande aux visages. Rien que des hommes, vous pensez ? Des femmes peut- être, oui, des femmes y ont pris part, non ? Des animaux peut-être ? Non, pas d’animaux, ils sont interdits à Burning Man, c’est lui qui me l’a dit, pas d’animaux, oubliez les animaux. Mais s’ils étaient petits, qui les aurait vus ? Un serpent, une araignée... Est-ce qu’ils ont joué à ça ? À faire glisser ces animaux sur mon corps, les introduire peut-être...
Dans ce désert, au centre de ce réservoir de béton qui concentre la chaleur, j’ai froid. Ces pensées que je formule pour ces visages muets me terrifient, mais je ne dois en oublier aucune, n’oublier aucune possibilité. Combien de fois ? Est-ce que j’étais toujours attachée ? Est-ce qu’il me donnait à manger ? à boire ? Est-ce que je mangeais seule ou j’étais trop groggy pour ça ? Est-ce que j’ai crié ? hurlé ? pleuré ? supplié ? Je creuse encore et encore, je creuse pour déterrer toutes les humiliations possibles. Et je pleure tellement, assise là au centre de cette arène ceinturée par ce mur de trois mètres de haut, qu’une mare se forme entre mes jambes. Si je continue comme ça, j’aurai vite fait de re-remplir ce réservoir.
Parfois, je ne regarde pas les photos de plusieurs jours, puis je les prends à nouveau pour les dévisager longuement, comme la première fois. J’ai fini par en repérer deux, même genre de gueule, ils pourraient appartenir à la même famille. Il me semble que ça pourrait être un des deux. J’ai un doute alors que je ne voudrais que des certitudes. Je me trompe peut- être, j’ai tellement besoin de le reconnaître, mais c’est pas lui, ou alors, oui, un des deux, oui, c’est possible.
Par chance, enfin si on peut dire ça comme ça, un des deux était mort trois mois avant Burning Man. Mais alors, pourquoi sa photo est là, avec les autres ? L’ami d’Ernie n’avait pas eu le temps de tout vérifier avant d’envoyer les photos, depuis il l’a fait, le type est mort, éliminé d’office des suspects.
« J’espère que ma voiture ne dérange personne. Je la laisse là pour une semaine, avec mon numéro au cas où, je paierai ce qu’il faut à mon retour. Prenez bien soin d’elle, merci. »
Je me souviens pas avoir écrit ce mot.
La serveuse m’avait appelée deux jours après. C’est Frank qui me raconte ça. Tu n’as pas répondu, il me dit. Deux jours après, j’étais à Black Rock City, la ville sans bâtiment où se déroule Burning Man, j’avais déjà bu le champagne glacé offert par le type qui allait me retenir prisonnière pendant cette semaine de mauvais film d’horreur qui venait de commencer par cette fraicheur pétillante entre mes lèvres. J’ignore ce qui a pu arriver à mon téléphone. Sans doute jeté dans une des fosses des chiottes de Black Rock City.
C’est peut-être à cause de ce mot, derrière le pare- brise de ma voiture, et peut-être aussi parce que j’ai pas répondu à son coup de fil — pourquoi elle m’a téléphoné ? j’ai demandé à Frank. Juste pour prendre des nouvelles, il a répondu. Oh, j’ai fait, c’est gentil — c'est peut-être à cause de tout ça qu’elle s’est souvenu de moi, et surtout du visage de l’homme. Celui des deux qui n’était pas mort.
J’aime pas me souvenir de ça. Me souvenir que je m’étais énervé après Frank, pourquoi tu me l’as pas dit plus tôt, qu’elle l’avait reconnu, merde ! Ça me fait mal de m’emporter contre Frank, il est si adorable, c’est le seul qui s’occupe de moi, qui m’aide, et je lui hurle dessus, je l’engueule.
— Ça fait des jours que je regarde ces photos, encore et encore et encore ! Tu fais chier Frank ! Putain, tu savais et tu disais rien, merde !
J’ai honte, mais après, plusieurs minutes après.
— Pour ne pas fausser ton regard, il dit, sans relever ma colère. Vous êtes deux à l’avoir reconnu maintenant, c’est important de ne pas se tromper.
Encore aujourd’hui, j’ai honte.
Oui, elle l’avait reconnu sans hésitation, au milieu des photos que l’ami de Frank lui avait présentées.