Il ne lui faut que quelques secondes pour venir ouvrir après mon coup de sonnette.
Deux mots tournent en boucle dans ma tête pendant ces quelques secondes : je merde, je merde, je merde...
Pourquoi j’ai sonné ? Qu’est-ce que je fous devant cette maison ? Je vais dire quoi ? Je vais faire quoi ? Qui va m’ouvrir ?
J’étais revenue me garer en face, j’avais un plan, un bon plan, il allait forcément revenir lui aussi, à la même place où il gare sa voiture tous les jours, juste devant la porte de leur garage, moi je descends de ma voiture, je marche jusqu’à lui, j’ouvre la portière côté passager — dans mon plan, elle n’est pas verrouillée et elle s’ouvre — je m’assieds, je pointe mon flingue sur lui et je lui dis de rouler. Il roule.
Attendre, ça n’est jamais bon, m’avait dit Frank, et même s’il ne parlait pas de mon plan, il avait raison, on attend, on pense, trop, alors j’avais voulu voir à quoi elle ressemblait, sa vie, sa maison, sa femme, au mec qui, en me prenant par-devant, par-derrière, m’avait tout pris. Tout ? Peut-être pas, mais ce qu’il avait laissé, c’était plus mon corps, c’était plus moi, c’était une terre dévastée par une tornade.
Je sonne.
Elle me sourit. Elle me dit bonjour. Elle a de jolis reflets dans les cheveux qui pourraient accueillir tous les soleils du monde. Ses yeux me reçoivent sans méfiance. Ils sont vert-petit-pois-délavé, bizarrement sur elle c’est joli, parce que tout sur elle est forcément joli. J’en suis persuadé.
J’ai l’impression qu’on a beaucoup plus d’indulgence pour un mec qui trompe sa mocheté de femme que pour un mec qui trompe sa sublime femme. Elle est sublime.
Qu’est-ce que je fous ici ? je me demande encore une fois à la seconde où elle me demande la même chose, en d’autres termes. J’aurais dû suivre le plan, il aurait roulé jusqu’à un parking désert où j’aurais appris à ses couilles ce que c’est qu’une indigestion de balles.
Je connais son mari, rencontré à Burning Man, je passais par là, me suis arrêtée faire un petit coucou. C’est à peu près ce que je lui dis. Coup de bol, il ne lui a pas caché son voyage à Burning Man. Ça aurait pu être le cas. Elle m’invite à entrer. Elle me dit qu’il y va tous les ans, avant ils y allaient ensemble, mais depuis les enfants, il y va seul. Un jour, elle y retournera, c’est un endroit génial ! elle rajoute.
Après avoir retrouvé ma voiture, j’ai cherché le Walmart de la ville. J’ai tapé sur mon gps, il y en a plus de vingt ! J’ai rejoint le plus proche, me suis garée au plus près de l’entrée, j’ai commencé par les toilettes, puis j’ai pris un café noir à emporter — j’y viens pas pour le café, il est pas terrible — retour dans ma voiture pour la déplacer le plus loin possible de l’entrée du magasin, sur un emplacement où je suis protégée côté conducteur et côté pare-brise par quelques buissons, j’y bois mon café à l’abri des regards en me disant qu’il devait faire comme ça, Clint Eastwood, dans ce film où il est un inspecteur pas gentil : dormir avant ou après avoir criblé les couilles des méchants de toutes les balles de son revolver. Parce que c’est bien pour ça que je suis à Houston, pour vider mon pistolet dans les couilles du mec qui m’a violée pendant toute une semaine. Je garantis pas la stabilité de ma main, elle tremblera malgré les leçons d’Ernie, alors quelques balles pourraient se disperser autour de la cible, dans son ventre par exemple, son foie — je crois qu’il est par là — et surtout sa bite qui pend devant comme la longue excroissance rouge du dindon pend devant son museau. Ça a un museau, un dindon ? Faudra que je demande à Frank, c’est lui qui m’avait parlé du dindon.
Non, c’est vrai. Frank est mort.
J’ai remis l’arme dans la boîte à gants, j’ai bu mon café, allongé mon siège, et j’ai dormi presque trois heures.
Il y a un restaurant spécialisé dans les ailes de poulet. Je mange des ailes de poulet. Les xl wings, des ailes géantes, frites à la perfection dit le menu, j’ai choisi la sauce au bleu, pourquoi pas ? je savais pas laquelle prendre, je suis ici pour tuer un violeur, pas pour choisir entre la sauce ranch ou la sauce au bleu. J’ai oublié que j’aime pas la sauce au bleu. Je goûte, j’aime pas. Je les ai dévorées sans sauce.
Je prends mon temps.
Il est près de cinq heures lorsque je sonne chez lui. C’est elle qui ouvre. Ses pupilles me font penser aux petits grains noirs qu’on trouve en ouvrant en deux, d’un coup de couteau, un kiwi. Après réflexion et après les avoir mieux observés, c’est pas petit-pois, non, c’est plutôt de ce vert-là qu’ils sont, vert kiwi.
J’aperçois leurs deux filles qui jouent derrière. Dans ma tête je peux pas empêcher mes pensées de calculer que j’ai sept balles. Il peut être chargé avec huit balles, m’a expliqué Ernie, il s’y connaissait, sept dans le chargeur et une dans la chambre. La chambre, c’est là où la balle dort avant d’être tirée. Mais il n’y en avait que sept avec le pistolet. Le calcul aurait été plus simple avec huit balles, ça en fait deux chacun. Sept, c’est un casse-tête pour mes pensées qui tremblent de peur, c’est comme si les balles s’échappaient de ma tête, j’arrive pas à les tenir, elles se mélangent sans cesse, deux pour les petites — une balle chacune ça devrait le faire — et deux, oui deux pour la mère, et trois, voilà, les trois autres pour le type qui m’a violée dans son camping-car pendant une semaine. Ça fait sept. Ou alors une seule pour sa femme et quatre pour lui, quatre au moins pour ce salaud.
Les fillettes mangent avant leurs parents. Elle m’a dit de rester, vous mangerez avec nous. Elle est vraiment très gentille. Elle est avocate, elle s’occupe des gens contaminés par l’amiante, c’est très dur elle me dit, très dur de les défendre et de les voir dépérir jour après jour. Ces gros salopards, c’est elle qui dit ça, mais à voix basse pour que ses filles qui sont en train de manger ne l’entendent pas — si vous finissez pas, c’est pas grave — elle s’occupe d’elles tout en me parlant. Ces gros salopards, elle parle des avocats d’en face, ils font trainer exprès, pendant ce temps mes clients, ils crèvent du cancer, mais pas que, elle m’explique, mais peut-être que je vous ennuie ? Non, non, allez-y. Les fibres d’amiante se cachent dans les alvéoles des poumons, elles peuvent se transformer en cancer, et le problème de ces cancers, il en existe différents types, bon bien sûr ils sont tous mortels, hein, il n’y a pas d’échappatoire, mais là où ça devient vicieux, le problème de ces cancers, c’est qu’ils peuvent mettre plus de trente ans à se déclarer, et une fois déclarés, le patient meurt en quelques mois. Ou alors ces fibres sont enveloppées d’un tissu cicatriciel, et ce tissu cicatriciel qui se forme pour sauver le patient, eh oui, lui il croit sauver le patient, mais en fait il rend le poumon de moins en moins élastique, vous voyez, alors le poumon il ne peut plus faire son travail de se gonfler, le patient a de moins en moins d’air dans ses poumons, il s’essouffle de plus en plus, de plus en plus, même respirer ça l’essouffle, vous comprenez ?
Comment empêcher mes pensées de se souvenir de mon mari, et de ses poumons qui se sont remplis d’eau jusqu’à ne plus pouvoir respirer ?
J’ai perdu quelques phrases, je comprends qu’elle s’est mise en arrêt, elle a droit à quelques jours dans l’année en plus de ses vacances, pour convenance personnelle, c’était ça ou un arrêt maladie, je suis épuisée, elle me dit sans oublier de sourire. Là, ça commence à aller mieux.
L’homme arrive alors que je suis seule dans le salon. Elle donne le bain aux filles. Dès que j’entends la porte s’ouvrir, je sais que j’aurais dû les tuer avant, si j’avais été maligne et si j’avais vraiment eu l’intention de les abattre en premier.