6. LES PANCAKES À LA FOURCHETTE
Je croyais que j’aimais pas ça, les pancakes. J’en faisais à mon mari direct du paquet acheté au Berkeley Bowl. Ma mère les faisait, je veux dire elle se contentait pas de verser le paquet et d'ajouter le lait et les œufs. Frank les fait aussi, mais ça n'a rien à voir, j’ai appris. Et le secret, il n'est pas tant dans les ingrédients, bien que le lait fermenté ça joue, autant de lait normal que de fermenté. Le reste c'est de la farine bien sûr, un peu de sucre et de beurre, un œuf et de la levure et une giclée de sel. Le secret, c'est de mal mélanger. J’ai cru que ça allait faire des grumeaux, plein de grumeaux, déjà que je raffole pas, si c'est pour avoir de la farine crue entre les dents et que ça colle, autant bouffer de la merde d’ours.
— T’en fais pas, il me dit Frank, tu vas voir.
Et je vois. Il fait ça avec une fourchette. Remuer lentement.
— Tu vois ? il me dit.
Je vois de la pâte comme de la boue, blanc cassé, plutôt même blanc sale, épaisse, avec des trucs dedans.
— Faut plus s’en occuper, maintenant. On laisse comme ça quinze minutes, ou vingt, comme on veut.
Une consistance de coussin, léger, épais, rempli de plumes. J’en mange tous les matins, parfois aussi l'après-midi. Quand il me sort son espèce de sirop à base de maïs, je hurle. David m'avait fait découvrir le sirop d'érable, plus il était sombre, plus il l’aimait. Ici on trouve du doré et de l'ambré, c'est l'ambré le plus sombre des deux, et quand je dis ici, je veux pas dire dans le trou perdu où je me trouve en ce moment, non, ici on trouve que du sirop de maïs. J’ai dû en commander sur Amazon, sinon c'était des centaines de kilomètres pour en trouver.
Frank fait celui qui n’aime pas trop ça, le sirop d’érable. Il sourit pour se moquer de moi. De l’air de dire, ouais, bof, ça vaut vraiment le coup de commander ce truc sur internet ? Alors que celui de la boutique, à quelques kilomètres, il est aussi bon !
— Voire meilleur, il rajoute pour se moquer un peu plus de moi. Et moins cher !
Même si c’est pour se moquer de moi, j’aime le voir rire. Il pourrait rire de moi des heures, ça ne me dérange pas. Mais au bout de trop rire, son bazar lui fait atrocement mal. Du coup, je vois qu'il se retient.