11. LE GRAVIER ENTRE LES CUISSES
Parfois, des gens viennent.
— Ça me fait trois sous, il dit Frank, comme s’il avait besoin de justifier leur présence, comme pour s’excuser, comme s’il me devait quelque chose.
Ils dorment dans la caravane. De l’autre côté du feu. Il loue ça sur AirBnB. Quand personne loue, c’est moi qui y dors. Petit à petit, je refais. J’ai commencé par un gros nettoyage, il y avait la poussière volante et la poussière incrustée, j’ai aspiré, j’ai gratté. Et mis la peinture. Du jaune. Presque d’œuf. J’ai démonté les fenêtres, elles fermaient plus vraiment. Maintenant, oui.
Je suis bien dans cette caravane, bercée par les coups de canon nocturnes. C’est l’armée qui s’entraîne. Avant, ici aussi, de ce côté de la barrière et du canal, c’était l’armée. Un centre de formation pour les Marines. Je suis allée voir sur internet. Au début de la guerre mondiale, la deuxième. Il y avait des bâtiments, des rues, des soldats, des jeeps, on a du mal à l’imaginer, il ne reste que du sable. Et des dalles de béton, concrete slabs, d’où son nom, Slab City.
L’autre jour, il y avait un serpent à sonnette devant la porte quand je suis sortie. Ne bouge pas, m’a dit Frank. Tu parles que j’ai pas bougé ! Pétrifiée sur place ! Pourtant j’avais une envie de pisser à faire sauter les barrages de trois états ! J’ai pas bougé. Frank est accroupi quelques mètres derrière le serpent, à le regarder. Il va souffrir au moment de se relever, je le sais, son bazar déteste être contracté, écrabouillé. Il sait le faire payer. Très cher. C’est comme si on me les serrait dans un étau, il dit toujours ça quand il a mal, sans oublier de sourire, et qu’on presse pour en faire sortir tout le jus. Tu parles ! C’est pas du jus qui en sort, mais des larmes.
— On n’en voit pas si souvent que ça, il m’explique.
Ça fait plusieurs minutes qu’il est là, à observer le crotale.
Moi, je pince si fort les lèvres que la peau de mon visage glisse et se déplace vers l’avant. Mes oreilles suivent, oui, je les sens quelque part sur mes joues. Mais leurs trous sont restés en arrière, à leur place, rapidement recouverts par mon cuir chevelu entrainé lui aussi. Il assourdit ce que Frank me raconte sur la beauté des serpents à sonnettes. Si ça dure trop longtemps, mon urine va se pétrifier à son tour, devenir aussi dure que du béton, boucher les conduits d’évacuation. Ça porte un nom, lequel ?
Ouf. Il demande au serpent de libérer le passage, madame veut aller au petit coin, et du bout d’un bâton il l’incite gentiment à se déplacer.
Je cours si vite que mes oreilles, repoussées par la vitesse, glissent vers l’arrière, pore par pore, jusqu’à retrouver leur emplacement d’origine. Je peux entendre à nouveau, entendre le petit gravier fin qui s’échappe d’entre mes cuisses, pling, pling, pling, sur le plancher lorsque j’atteins enfin les toilettes. Mes gouttes de pipi fossilisées.