Des gémissements en provenance du lit. Abril me raconte son arrivée sur le sol américain, elle n’a pas traversé la frontière à pied poursuivie par une horde de chiens américains, ni à la nage par le Rio Grande. Mais en avion, avec un visa touriste. Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle a aussitôt commencé à travailler en donnant un faux numéro de Sécurité Sociale. Ils faisaient tous comme ça, elle me dit. Tout le monde s’en foutait. C’est Frank qui gémit sur le lit, on continue de boire et de discuter sans l’entendre. C’est quand elle me parle de l’école d’infirmières, école privée qu’elle a pu s’offrir en faisant des petits boulots qui à l’époque payaient rudement bien, que je m’affole en réalisant que Frank gémit depuis plusieurs minutes, je crois qu’il est en train de mourir. Abril se précipite, pas facile avec le cervelet imbibé de vin. C’est elle qui dit ça.
— Oh la vache ! J’ai le fond du cervelet qui doit baigner dans la vinasse, les relais qui — elle cogne l’évier de la hanche, ouch ! — qui décoconnent, le réseau d’informations qui — elle reprend son souffle, plus que trois pas jusqu’au lit — qui cafouille, qui répond trop, ho là ! trop lentement aux demandes d’équilibre du liquide interstitiel de mes cavités vestibulaires — sans cesser de parler, elle chancelle, titube à chaque pas, femme de papier dans la bourrasque — liquide interstitiel qui lui-même, oh la vache ça tangue ! qui lui-même envoie de mauvaises demandes d’équilibre parce que l’alcool l’a déjà attaqué, dilué... Frank ! Frank ! Qu’est-ce qui t’arrive mon petit tigre ?
Elle s’affale sur le lit, près de Frank qui geint en continu. L’alcool rend ses gestes maladroits, imprécis. Sa main se veut caresse mais butte lourdement sur le front et les cheveux de Frank, cheveux que n’a pas complètement épargnés la chimio, mais qu’il n’a jamais perdus.
— Il respire, elle me dit soulagée, rien ne l’empêche de respirer. T’as mal quelque part mon petit tigre ?
Il la regarde, grimace, mon ba... ses lèvres se déforment sous la douleur, mon baaa... il peine à articuler entre ses dents qui ne se desserrent pas, zaaar !
— Son bazar ! On l’avait oublié ! Ah merde, lâche Abril en précipitant ses doigts vers le pantalon de Frank.
Longtemps déjà qu’il ne peut plus enfiler de pantalons genre jean ou autres, il aurait fallu en acheter de trois tailles au-dessus pour pouvoir y caser son bazar éléphantesque et réussir à fermer la braguette. Il ne porte que des pantalons lâches, pyjama ou jogging. Et quand il fait chaud, comme aujourd’hui, son favori c’est le short des Cavaliers, l’équipe de Cleveland, rouge cerise et assez grand pour y cacher leur ballon de basket.
Pas de doute, sans atteindre la taille d’un ballon de basket, c’est bien plus gonflé que d’habitude. Abril cherche à saisir l’élastique du short de Frank, elle va pas y arriver, elle a trop bu, ses doigts cafouillent. Je lui demande si elle a besoin d’aide, chuuut ! elle fait, ses doigts d’un coup ne tremblent plus, ses deux mains soulèvent l’élastique du short et, avec autant de maîtrise et de délicatesse que pour défaire le bandage d’un grand brûlé, elle le fait glisser le long des cuisses de Frank sans toucher ni son slip ni la chose qui frétille dessous. Oui, une chose frétille. Une chose qui serait couchée tête en bas sous le tissu du slip, comme une crête dodue sous le bonnet de bain moulant d’un chauve.
Pourtant, c’est pas l’image d’une crête de coq ou de punk qui me vient, mais l’image d’un pilon de poulet. J’ai la question sur le bout des lèvres — mais, Frank, pourquoi t’as glissé un pilon de poulet tête en bas dans ton slip ? — lorsque je me souviens que j’ai trop bu moi aussi.
— Qu’est-ce qu’on a là ? demande Abril qui connaît parfaitement la réponse.
Sans hésiter, mais avec toujours autant de douceur, elle soulève l’élastique du slip. Elle dégage délicatement le bazar de Frank et ce qui devait arriver arrive : le pilon de poulet se dresse devant elle — bzoiiing ! — tel un clown monté sur ressort jaillissant hors de sa boîte. Abril lâche un cri de surprise. Il y a de quoi. Les deux énormes couilles, si gonflées qu’elles n’en font plus qu’une, et le pilon de poulet raide, droit, tendu vers le plafonnier du camping-car, c’est encore l’image d’une citrouille qui me vient à l’esprit. Oui, une enfance marquée par la traditionnelle citrouille d’Halloween, ça laisse des traces. Une fois par an, j’étais surexcitée d’aller avec ma mère au magasin pour en choisir une, les toucher, les soupeser, les caresser, les prendre contre moi. Celles qui étaient rigolotes, c’est celles dont la tige se dressait aussi fièrement, aussi voluptueusement, aussi vigoureusement et aussi goulument que le sexe de Frank en ce moment. Ma mère devenait folle hystérique de me voir les attraper par cette tige, je comprenais pas pourquoi. Comment j’aurais pu ? C’était juste une citrouille, quoi ? Et plus elle refusait de les acheter, plus j’en voulais, plus j’en rêvais. Pas question ! Alors, on repartait avec la citrouille qui avait remporté le concours de la tige la plus riquiqui du magasin. Si riquiqui qu’on pouvait même pas l’attraper par là. C’était pas drôle.
— Eh bien, voilà ! elle dit Abril. C’est pas magnifique, ça !
Sur les lèvres de Frank, débarrassé de la pression de son slip, se dessine un sacré joli sourire.
— Je bande, il constate simplement. Merde, j’y croyais plus, je bande.
— C’est douloureux ?
— Non, pas trop, ça tire sur la peau de mes couilles, mais j’ai connu bien pire, et pour une fois que c’est pour la bonne cause, je vais pas me plaindre.
Debout près du lit, Abril farfouille sous sa jupe pour retirer sa culotte.
— On y est, Frank ! elle lâche, amusée. Ouh là !
Elle serait tombée comme un arbre abattu d’un seul coup de tronçonneuse si j’avais pas été là pour la retenir. Je l’aide à poser ses fesses sur le rebord du lit.
— Ça va ?
— Pourquoi ça n’irait pas ? elle répond. Faut juste que... juste que... Qui c’est qui m’a attachée ! elle s’affole soudain. Je t’en prie Didi !... Didi, s’il te plaît !
Ses jambes tendues devant elle s’agitent dans tous les sens sans pouvoir se libérer.
— Pourquoi on m’a attachée ? C’est toi qu’as fait ça ?
— Attends, bouge pas, arrête de bouger ! Laisse- moi attraper...
Assise à côté d’elle sur le lit, à moitié allongée sur ses jambes, mes mains sur ses chevilles — elles sont douces et tendrement burinées à la fois — j’arrive pas à la calmer, elle rue comme un animal pris dans un piège.
— Doucement, doucement, je dis d’une voix qui se veut douce et rassurante.
Mais je dois pas être si douce et rassurante que ça, me crie pas dessus ! râle Abril.
Derrière nous, Frank pressé demande :
— Quand est-ce qu’on y va ?
Ça y est, j’arrive enfin à saisir ce qui la retient prisonnière : sa culotte. Culotte qu’elle a dû ôter des milliards de fois sans même se rendre compte du geste. Mais aujourd’hui, pour cause d’ivresse et de stress, la culotte, qui a glissé le long de ses jambes jusqu’à ses chevilles, s’est soudain transformée en piège à loups.
— Voilà, voilà...
J’ai l’impression de parler à un animal effrayé, de le calmer, la peau de mes bras en contact avec la peau de ses jambes, leur chaleur m’envahit.
— Là, là...
Je suis en train de murmurer à des chevilles.
— Voilà, tout doux.
Je sens les muscles d’Abril qui se détendent enfin. Mes lèvres frôlent sa peau. Je me concentre. L’alcool afflue à mes joues, je rougis. Je tire sur la culotte, la libère d’un de ses pieds, puis enfin de l’autre.
— Merci, elle fait comme si je venais de lui sauver la vie, merci Didi. Je sais pas comment j’aurais fait pour m’en sortir sans toi.
Ma tête tourne lorsque je me redresse. Abril cherche à monter sur le lit, hou là ! je dois l’aider. Elle tangue. Puis je l’aide encore à enjamber Frank.
— Fais at... attention à mon bazar.
— Je fais que ça mon petit tigre.
Elle s’accroupit, farfouille sous sa jupe...
— Il est où ce truc ?
Je suis agenouillée sur le lit, près d’elle, un bras passé autour de sa taille, mes genoux touchent la cuisse de Frank. Elle se laisse aller contre moi. Ma tête n’arrête pas de tourner, mais je parviens à les maintenir droites, ma tête et Abril.
— Attention ! Mon bazar est très sensible ! crie entre ses dents Frank.
— Tiens-moi, tiens-moi... bafouille Abril.
— T’en fais pas, je suis là, je la rassure.
Sous l’effort pour la maintenir droite, les murs du
camping-car s’animent et se déploient comme un éventail, je ferme les yeux, c’est pas le moment de vomir.
— Je devais me préparer, culpabilise Abril, je l’ai pas fait, je suis toute sèche, il va pas pouvoir entrer.
— Vas-y mollo, je dis, prends ton temps, y a pas urgence. T’es bien placée pour savoir que son pilon de poulet peut rester dresser des heures.
Son regard me demande pourquoi je parle de poulet. Je hausse les épaules.
— J’y croyais pas, c’est pour ça, elle culpabilise encore. Et puis lui, il est tout sec, aussi sec qu’un, euh, derrick du siècle dernier dans, euh...
Depuis quelques minutes, c’est le vin ingurgité qui parle à sa place, en tout cas c’est lui qui enrobe ses mots, change leur couleur, charge ses phrases de descriptions inutiles, les fait trainer dans sa bouche pour le seul plaisir de les étoffer, les corser... Abril se rend bien compte de cette manipulation, mais elle y peut quoi ? Comment lutter ? Quelques euh euh piétinent encore sa langue, elle sait plus ce qu’elle voulait dire, se reprend, et enfin conclut :
— Aussi sec qu’un derrick du siècle dernier dans, euh... dans les plaines du Kansas !
C’est pas drôle, pas drôle du tout, Abril rit pourtant, je la serre plus fort contre moi, j’essaie comme je peux d’atténuer les secousses nées de son rire, de protéger Frank qui, anticipant la prochaine douleur de son bazar, ne desserre pas les dents.
— Si c’est tout sec, tu veux du beurre ? je demande à Abril.
— Tu me prends pour un œuf au plat ?
— Aïe aïe ! hurle Frank lorsque mon fou rire secoue violemment le matelas, qui lui-même secoue Frank et son bazar.
— Pardon pardon, je fais rapidement en essayant de cesser de rire, mais l’œuf au plat d’Abril ne veut pas arrêter de me chatouiller, pardon, pardon.
La jupe d'Abril ondule — je vais y arriver, je vais y arriver, je vais le frotter, laisse-moi me frotter au derrick, comme ça — se soulève par endroit. J’imagine le pilon de poulet effrayé là-dessous et cherchant désespérément la sortie. Mais ce n’est que la main d'Abril qui frotte le derrick de Frank aux rebords de son propre puits.
— On va y aller doucement mon petit tigre, d’accord ?
— Tant que tu m’exploses pas mon bazar !
— J’y fais très attention. Comme ça, ça va ? Tu sens quelque chose au moins ?
— Je sens tes doigts sur mon bazar, mais qu’est-ce qu’il est raide !
— Ça, pour être raide, il est raide. Raide et aride. — Et je sens de la chaleur... au bout.
— C’est la porte du balcon, le soleil cogne contre la vitre, ça va pas tarder à s’ouvrir, encore un petit peu, comme ça, comme ça...
— Ouh là !
— Douloureux ?
— Non, non, ça monte en température.
— C’est bon signe. Je crois qu’on va y arriver mon petit tigre. Ça fait plaisir de la sentir de retour, allô la terre ! Station en approche, attention... attention...
Ses reins et sa main sont à la manœuvre pour un positionnement millimétré.
— Ça...
— Aaah !
— ...y...
— Oooh !
— ...est !
— Ouch !
— Arrimage réussi ! Nous sommes entrés dans l’atmosphère humide ! Tu me sens ?
— Mon bazar ! N’écrase pas mon bazar !
— Non, je...
— Aïe !
— Oh ! Désolée, j’ai trop bu, ça va ?
— Faut pas que tu l’écrases, c’est tout. Même pas que tu le touches.
— Je vais voler comme un oisillon !
Tu parles qu’elle vole ! Je dois la soulever par la taille pour l’empêcher de s’affaler sur lui. Je reste là, l’aidant comme je peux à monter et descendre, mais pas trop, pour pas écraser le bazar de Frank. On finit par trouver notre rythme. Frank, lui, il bouge pas, le corps tout aussi raide, aussi tendu que son pilon de poulet.
— Je bouge pas, il dit, quand je bouge, ça secoue mon bazar, je peux pas, ça fait trop mal.
— Tout va bien, mon petit tigre, tout va bien. Laisse-toi faire. Je m’occupe de tout.